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La Scena Musicale - Vol. 8, No. 5

Les secrets d'un ensemble opératique réussi

Par Steven Huebner / 31 janvier 2003

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Regroupez des gens enthousiastes autour d'une table et il y a de fortes chances qu'ils parleront tous ensemble à leurs voisins et au groupe. Même si cette situation est difficile à reconstituer avec cohérence dans les films et les pièces de théâtre, à l'opéra, certaines des plus grandes scènes ont lieu lorsque trois protagonistes ou plus poussent leur note en même temps. Ces scènes demeurent cohérentes non seulement sur le plan musical, mais également dans l'évolution de l'intrigue. Cependant, on ne s'attend pas à ce que le spectateur comprenne chaque mot chanté par les personnages. Les tournures de phrase élégantes sont moins importantes que l'impression générale à propos de l'intrigue. Le compositeur et le librettiste imaginent une situation qui projettera l'essence de l'attitude propre à chaque caractère. Puis la magie de la musique opère.

Les grands ensembles – trio, quatuors, quintettes et plus – n'ont pas toujours trouvé leur place à l'opéra. Durant environ les 150 premières années, à l'époque baroque, les personnages combinaient rarement leurs voix. C'est à l'époque de Mozart, à la fin du XVIIIe, qu'il y a eu une évolution. Fidèles à l'esprit du temps, les compositeurs ont essayé d'être plus près de la réalité, en relation avec le mouvement des événements dramatiques, en faisant chanter ensemble quelques protagonistes. Dans un certain sens, ils avaient raison : reprenons l'exemple notre repas. Même si cette simultanéité est parfois trop naturelle pour la représentation parlée, les musiciens ont développé une façon de créer l'ordre à partir du chaos. Ils ont réussi à équilibrer la confusion du discours simultané avec la répétition mélodique et avec l'habile projection des mots clés qui contribuent à attirer l'attention du spectateur sur les émotions appropriées.

Les quatuors vocaux offrent une interconnexion particulièrement complexe de la musique et du théâtre et, comme il arrive souvent dans le répertoire, Mozart a écrit certains des premiers chefs-d'oeuvre. Le quatuor d'Idoménée vient tout de suite à l'esprit. Ici, le roi Idoménée bannit son fils Idamante afin de tenir tête aux dieux, pendant qu'en même temps, l'amoureuse d'Idamante et la précédente se désolent – bien que non certainement ensemble ! Bien que tous les personnages chantent à partir d'une perspective différente et ils arrivent deux fois en même temps au mot « souffrir », accompagné d'harmonies chromatiques poignantes : la diversité dans l'unité.

Dans le magnifique quatuor du premier acte de Don Giovanni, regroupant l'archétype du séducteur et ses opposants variés, Mozart entretient finement deux conversations en même temps. À la fin du morceau, l'orchestre murmure à répétition un motif associé aux paroles précédentes de Donna Elvira, « Ne lui fais pas confiance ! », et l'héroïne, Donna Anna, conclut que Don Giovanni est l'assassin de son père.

Dans Fidelio, Beethoven garde le point culminant de l'intrigue pour le quatuor. Dans un donjon, Leonore prévoit le meurtre de son mari par le diabolique Pizarro. Une trompette se fait entendre pour signaler l'arrivée du bienveillant maître de Pizarro, qui sauve la situation. L'action s'accélère et un orchestre turbulent appuie les fortissimos des quatre chanteurs, jusqu'à ce que la trompette produise un moment de réflexion étonnée – selon des perspectives différentes – chez les protagonistes.

Giuseppe Verdi a écrit un des plus magnifiques quatuors vocaux de tous les temps dans le troisième acte de Rigoletto. Gilda, l'héroïne, la fille du bouffon Rigoletto, est amoureuse du duc de Mantoue, au grand dam de son père. Pour lui faire perdre ses illusions sur les bonnes intentions du duc, Rigoletto amène Gilda épier le comportement du duc avec Maddalena, une femme de petite vertu. Le duc et Maddalena entrent dans une cambuse, alors que Gilda et Rigoletto restent à l'extérieur. Comment faire chanter un quatuor où les personnages se répondent l'un à l'autre dans une pareille mise en scène ? Quoi qu'il en soit, le duc ne se formalise pas de la banalité des lieux où il désire mettre ses désirs à exécution : les murs de la maison sont si pleins de trous que Gilda et Rigoletto peuvent en voir l'intérieur. De fait, ces ouvertures sont si grandes que le père et la fille peuvent tout voir, tout en restant suffisamment loin pour pouvoir chanter l'un pour l'autre à pleine voix sans être entendus à l'intérieur. Le duc et Maddalena pourraient tout aussi bien être dans la rue. Ainsi va le naturalisme. Dans ce quatuor, Maddalena s'amuse à repousser les avances du duc, Gilda se demande comment elle a pu devenir amoureuse d'un tel homme, et Rigoletto promet de se venger. Dans la pièce qui a servi de modèle à l'opéra, Le Roi s'amuse de Victor Hugo, la maison tombe en ruine, mais les ouvertures sont de toute évidence plus petites. La scène de séduction et les réactions de Blanche et Triboulet (les mêmes personnages que Gilda et Rigoletto) se passent en épisodes successifs et non simultanément. Blanche regarde silencieusement par une ouverture dans le mur et se détourne pour parler à son père lorsqu'elle a suffisamment vu le comportement de son amoureux. Triboulet lui demande si elle veut qu'il venge son honneur. Assommée par cette découverte, elle acquiesce faiblement, sans savoir que son père a l'intention d'engager un tueur à gages.

Que gagne-t-on par la simultanéité des deux dialogues de Verdi, alors que dans Hugo ils se suivent ? C'est particulièrement difficile à décrire, mais la réponse se trouve quelque part dans l'intensité et la richesse de ce moment d'opéra. L'intensité résulte de l'étroite combinaison de la comédie entre le duc et Maddalena et de la tragique désintégration de l'héroïne, qui n'est pas prête à accepter la trahison.

Mélodie du mois - Février 2003
Bella figlia dell'amore/Schiavo son de' vezzi tuoi
Verdi: Rigoletto, Act III

Verdi déploie le quatuor en deux parties. Dans la première, l'orchestre donne le ton pour un léger aller-retour entre le duc et Maddalena : une mélodie nonchalante remplie de babillage et d'ornementation chez les violons. Gilda peut à peine prononcer de courtes interjections outrées, « Iniquo traditor ! » (Traître pervers !). Maddalena, pour sa part, n'est pas une intriguante et le duc doit insister avec conviction dans la seconde partie du quatuor, en utilisant une mélodie suffisamment séductrice. C'est le célèbre « Bella figlia dell' amore/Schiavo son de' vezzi tuoi » (Charmante fille d'amour/Je suis l'esclave de tes charmes). Maddalena rit de la fausse sincérité de sa déclaration en caquetant rapidement. Gilda, quant à elle, émet de larges sons descendants, brisé par des sanglots qui la submergent bientôt et engouffrent complètement ses paroles. Rigoletto contrôle à voix basse et avec colère sa promesse de vengeance, dans une portée vocale étroite à l'expression relativement non mélodique. Verdi sculpte l'ensemble, qui culmine en deux apogées mélodiques bouleversantes.

Ici se trouve le talent : les personnages sont fortement individualisés, tout en travaillant en choeur, comme une unité créant des échappées lyriques qui correspondent à la tragique ironie et à la poignante situation dramatique vue dans son ensemble. Après le quatuor, le père de Gilda ne demande pas l'approbation de sa fille à propos de sa vengeance, comme le fait le protagoniste dans Victor Hugo. Gilda est ébranlée et vulnérable. Comme si souvent dans l'opéra, la musique dit tout.

[Traduction de Michelle Bachand]


L'Opéra de Montréal présentera Rigoletto les 8, 13, 15,17, 19 et 22 février. Richard Paul Fink (Rigoletto), Lyne Fortin (Gilda), Marc Hervieux (Duc de Mantoue), Gail Dubinbaum (Maddalena) et Mikhail Svetlov (Sparafucile) se partageront les rôles principaux. Info : (514) 985-2258.


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(c) La Scena Musicale 2002