Yo-Yo Ma - L'invitation au voyage Par Lucie Renaud
 / 1 décembre 2002
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    « Nous ne cesserons pas d'explorer Et la fin de notre 
exploration Sera de parvenir à notre lieu de départ Et de le connaître pour la première fois. »   
      - Little Gidding  , T.S. Eliot
Quiconque a croisé sur sa route le violoncelliste aux aptitudes multiples ne 
sera par surpris d'apprendre que ces vers de l'auteur britannique T.S. Eliot 
viennent clore le billet estival signé par Yo-Yo Ma, en tant que directeur 
artistique du Silk Road Project (Le Projet de la route de la soie). Ce poème, 
tiré des Four Quartets, considérés par plusieurs experts comme le plus important cycle 
poétique philosophique du XXe siècle, fait le pont entre les souffrances de la 
vie et les notions d'éternité, de liberté et de bonheur.        
            
             
 Thomas Stearns Eliot, comme Yo-Yo Ma peut-être, était pétri de 
contradictions. Originaire de St. Louis, Eliot s'était établi en Angleterre et 
avait adopté la nationalité britannique. Né de parents chinois à Paris le 7 
octobre 1955, Yo-Yo Ma a immigré très tôt aux États-Unis, passant la majorité de 
sa jeunesse à New York. Il habite maintenant près de Boston, avec sa femme et 
ses deux enfants, quand il ne sillonne pas les corridors aériens de la planète. 
Même si Eliot avait toujours désiré devenir poète, il a étudié la philosophie à 
Harvard, la prestigieuse université qui a également compté Yo-Yo Ma parmi ses 
étudiants. Celui-ci y a poursuivi des études en arts et lettres (liberal arts) 
et obtenu son diplôme en 1976 – et un doctorat honorifique en musique en 1991. 
Un des intellectuels les plus respectés de son temps, Eliot dévorait sans 
vergogne des romans policiers et rédigeait dans ses temps libres des vers légers 
inspirés par ses chats. Yo-Yo Ma n'a jamais hésité à naviguer dans les eaux 
troubles de la multiplicité des genres, en enregistrant aussi bien les Suites 
pour violoncelle seul de Bach, 
devenues légendaires, que du tango argentin, de la musique folklorique de 
l'Ouest américain ou des trames sonores. Il se laisse maintenant séduire par les 
rythmes brésiliens, révélés par un percussionniste du Silk Road Ensemble, un 
ensemble pourtant voué à l'interprétation des musiques que l'on pouvait 
retrouver le long de ce corridor d'échanges marchands et culturels.        
             
          
          
            
    
Aussi à l'aise sous le feu des projecteurs des plus grandes scènes classiques 
que dans les étroites salles de classe d'école primaire, transcendant les 
difficultés techniques aussi bien que les embûches logistiques, Yo-Yo Ma refuse 
obstinément le statu quo et l'immobilisme. « J'aime le côté dynamique de 
ce projet », explique-t-il d'entrée de jeu quand on lui demande d'évoquer le 
chemin parcouru par le Silk Road Project depuis sa mise en branle en juin 1998. 
« Si je devais le décrire en deux mots, je choisirais créativité et 
apprentissage, deux gestes qui ne sont jamais statiques », 
précise Ma. Deux mots qui semblent rythmer son parcours depuis les tous débuts 
et qui le représentent parfaitement, en dépit de son statut de supervedette de 
la musique, toutes catégories confondues.            
             
            
   
« Le plus beau voyage, c'est 
celui qu'on n'a pas encore fait. »               - Loïck 
Perron 
  
L'aspect créatif de ce projet 
monumental a débuté il y a quatre ans par la formation d'un groupe d'échange 
composé de musiciens et de compositeurs d'Asie, d'Europe et d'Amérique du Nord, 
dont Yo-Yo Ma reste le cœur. « Pour moi, la partie la plus excitante d'un projet 
est la phase de recherche et de développement. La vitalité de l'esprit dans 
cette phase exploratoire, les plaisirs de la découverte lors des recherches 
mènent à l'amalgame du concept et de la réalité. Vous réfléchissez au concept en 
considérant les possibilités de réalisation mais rien n'est définitif encore, 
vous pouvez flotter librement, rêver. Je l'appelle ma phase "smog". » Le jeune 
violoncelliste Yegor Dyachkov, associé au projet, même s'il ne fait pas partie 
de ces segments de la tournée, le confirme : « Il aime jongler avec plusieurs 
idées et les mener à réalisation. »               
           
               
             
          
             
            
          
            
               
               
 
Un groupe consultatif 
d'ethnomusicologues, de musiciens, de compositeurs et de représentants 
d'organisations parrainant le projet s'est penché sur le travail d'une 
quarantaine de compositeurs en juillet 1999. Seize de ces compositeurs ont 
ensuite reçu commande d'œuvres, toutes interprétées lors d'ateliers tenus à 
Tanglewood en juillet 2000. Yo-Yo Ma avait invité Yegor Dyachkov à participer à 
ce laboratoire de création. Celui-ci s'en souvient comme d'une expérience très 
positive, « qui l'a ouvert à d'autres réalités ». Ce qui l'a davantage renversé 
fut l'extrême ouverture d'esprit de son aîné. « Tout le monde peut l'approcher, 
soutient-il. J'ai été très surpris de découvrir une personne très éveillé à ce 
qui se passe autour de lui. Il écoutera toujours l'autre, sans jamais lui mettre 
de barrières. »         
          
           
         
            
            
              
             
           
              
        
« Le voyage apprend la tolérance. 
»        - Benjamin 
Disraeli   
 Plusieurs des œuvres retenues 
seront présentées lors du périple du Silk Road Ensemble, mais pas avant que 
Yo-Yo Ma ait rencontré les érudits qui ont mis en lumière les particularités, 
forcément multiples, des musiques et instruments des divers pays. « Il n'y a pas 
d'expert en tout. Vous devez élargir votre base de connaissances pour pouvoir 
prendre une décision un tant soit peu raisonnable », justifie-t-il. Cet 
apprentissage se construit grâce aux spécialistes universitaires, tels le 
musicologue Theodore Levin, directeur de projet, mais également auprès des 
musiciens qui constituent l'ensemble. « Nous avons des musiciens 
exceptionnellement doués, des experts dans leur domaine, mais qui sont également 
très ouverts et prêts à apprendre des autres », mentionne Ma. Des liens se 
tissent forcément au fil des répétitions, des concerts, des moments passés dans 
les autobus ou les avions. « C'est un groupe serré. Nous avons développé une 
façon de travailler et de penser qui semble bonne pour tout le monde, 
poursuit-il. Nous évoluons constamment. À force de mieux nous connaître, 
d'accorder une confiance accrue à l'autre, de mieux comprendre nos différentes 
traditions, inévitablement, les liens et la musique qui en résulte deviennent de 
plus en plus riches. Ces rapprochements nous propulsent vers de nouveaux sommets 
et augmentent nos connaissances. »            
               
          
                
            
        
          
           
           
             
            
              
              
           
           
            
            
     
Ces liens, tissés aussi 
solidement que les soieries les plus précieuses, le sensibilisent aux réalités 
quotidiennes des autres peuples. Le violoncelliste raconte comment, lorsqu'il 
lit maintenant dans un quotidien des comptes-rendus des rigoureux hivers 
mongoliens qui mettent la vie des habitants en péril, il ne tourne plus la page 
pour sauter aux sections artistiques. Il se rappelle plutôt ses discussions avec 
la chanteuse mongolienne Ganbaatar Khongorzul. « Cela juxtapose un visage humain 
aux endroits lointains, soutient-il. Trop de gens adoptent des positions 
monolithiques. Nous ne pouvons plus nous permettre de ne pas connaître nos 
voisins. . »            
         
          
              
             
          
           
            
      
Byambasuren Sharav, compositeur de l'œuvre Legend of Herlen, qui mêle 
avec brio techniques vocales traditionnelles et sonorités contemporaines, 
affirme : « Le Silk Road Project m'a aidé à acquérir le sentiment, nouveau, 
d'appartenir à un lieu – le mien –, en même temps qu'il transmet ma voix 
musicale aux cultures éloignées. » Yo-Yo Ma précise : « La musique est le 
meilleur outil que les humains possèdent pour codifier l'intime (the 
internal). Nous vivons à une époque dans laquelle nous tentons de codifier 
tout ce qui est extérieur à nous-mêmes (the external). La musique nous permet de réunir des personnes qui sont dans des 
espaces temporels ou géographiques éloignés (qui ne sont plus avec nous ou qui 
vivent loin de nous) et de trouver l'essence de leur être en démêlant le 
processus musical. »    
            
              
             
« Ce que j'aime dans les voyages, c'est l'étonnement du retour. » 
  - 
Stendhal  
Cet instinct de défricheur de terres vierges, il aime plus que tout le 
transmettre à la nouvelle génération. Un guide pédagogique des plus élaborés, 
disponible gratuitement en ligne, est ainsi proposé aux professeurs qui veulent 
parcourir la route de la soie avec leurs élèves de niveaux primaire ou 
secondaire : géographie, histoire, poésie, musique, arts plastiques et musique 
s'y rejoignent et se complètent, traçant un portrait saisissant des réalités des 
autres pays. « Il n'y a rien de plus important que d'enthousiasmer les jeunes 
grâce à un travail artistique qui concerne notre monde », s'enflamme-t-il. On 
l'imagine sans peine, lors de ses pérégrinations, assis au milieu d'un groupe de 
plus jeunes, expliquant avec bonne humeur et simplicité sa vie de musicien. Il 
offre aussi ses conseils judicieux lors de cours de maître dans les 
conservatoires renommés, mais aussi dans des établissements moins imposants. 
Chaque été, il pose ses valises à Tanglewood pour partager sa fièvre avec de 
jeunes professionnels. Il n'a pas hésité un instant à participer à des émissions 
jeunesse, Sesame Street, par exemple, ou à servir de cobaye à 
Wynton Marsalis lors d'une série du réseau américain PBS qui visait à 
démystifier la musique. Yo-Yo Ma évoque sa propre jeunesse, pourtant quelque peu 
atypique, avec un rire franc : « Je me croyais indestructible ! » Celui qui a 
découvert le violoncelle à l'âge de quatre ans, après des résultats mitigés au 
violon (il voulait un instrument plus gros !), aurait, selon la légende, 
travaillé comme première œuvre les Six suites pour violoncelle seul de Bach, mesure par 
mesure, sous la houlette patiente de son père musicologue et de sa mère 
mezzo-soprano. « Il possède énormément de moyens et une inspiration authentique 
», mentionne Yegor Dyachkov. L'incroyable facilité et la détente hors du commun 
avec lesquelles le violoncelliste maîtrise son instrument lui ont d'ailleurs 
permis de s'offrir les clés des cités du monde entier: premier récital à l'âge 
de cinq ans, déménagement à New York pour étudier avec Leonard Rose à l'École 
Juilliard à l'âge de neuf ans (la même année que son premier récital à Carnegie 
Hall !), premier prix au Concours Avery Fischer en 1978, prestations avec les 
plus grands orchestres, collaborations avec des chambristes réputés et une 
multitude d'enregistrements primés. Ma affirme pourtant aujourd'hui que ses 
années passées à l'université, bien plus que celles passées à Juilliard, ont 
formé sa personnalité. L'enthousiasme des autres étudiants, transportés par la 
découverte de nouveaux mondes inconnus, aurait été davantage propice à son 
évolution. « Découvrir constamment de la musique pour la première fois 
constitue, je pense, ce qui est le plus incroyable pendant les années 
d'adolescence, dit-il en faisant appel à ses propres souvenirs. Tout est 
nouveau, tout est tellement excitant, tout est plus, plus, plus. Et cela, quand 
vous êtes de bonne humeur ! Quand cela va moins bien, vous plongez dans la 
noirceur la plus totale. Être capable de naviguer à travers toute cette 
agitation de la découverte, de pouvoir centrer vos invraisemblables passions en 
gestes qui dureront toute une vie, reste le défi à surmonter. C'est un peu comme 
si vous construisiez votre propre édifice musical, en choisissant les meilleures 
briques, mais que vous puissiez continuer à le modifier et à l'adapter pendant 
toute votre vie. » 
              
            
          
            
            
              
               
             
          
         
            
          
           
             
             
           
             
               
            
           
               
           
             
    
« Le voyageur doit frapper à 
toutes les portes avant de parvenir à la sienne. »              
   - Rabindranàth 
Tagore   
Même s'il reconnaît les statistiques accablantes du grisonnement des 
mélomanes qui fréquentent les salles de concert classiques et qu'il s'inquiète 
de la multitude d'orchestres condamnés à se mettre sous la protection de la loi 
de la faillite, Yo-Yo Ma croit en la nécessité d'intégrer les arts aux sphères 
économiques et politiques. « Je découvre souvent des groupes qui s'engagent avec 
fougue, se réjouit-il. Si la réalité change, n'est-ce pas l'occasion rêvée de 
repenser la situation, de lui redonner de la vigueur ? Nous possédons tellement 
d'exemples de traditions qui sont continuellement ravigotées que je ne peux 
m'empêcher d'y voir une opportunité parfaite de changement. Nous avons des 
définitions contradictoires de la musique classique. Personne ne sait ce que 
c'est ou, du moins, tout le monde a une perspective différente de la question. » 
Plutôt que de s'attarder sur les distinctions entres les divers types de 
musique, Yo-Yo Ma est d'avis que tous auraient avantage à trouver un terrain 
d'entente, une monnaie d'échange unique qui unifierait les factions divergentes. 
« Je crois que la question devrait plutôt être : "Quelles sont les composantes 
d'une musique classique ?", puisqu'il y a tellement de 
types de musique classique. Est-ce seulement la musique de compositeurs morts, 
masculins, Blancs, d'Europe ? » laisse-t-il échapper dans un fou rire. « Dans ce 
cas, la musique classique est morte ! Mais ce n'est pas cela. Nous devons 
trouver où naissent les nouvelles pousses, qui sont les gens qui ont des 
réflexions intéressantes et ceux qui font des découvertes. Si vous l'examinez 
ainsi, vous apercevrez une croissance incroyable, partout. Il vous restera à 
semer, à soigner les nouvelles pousses pour qu'elles ne soient pas détruites et 
à trouver comment transmettre ces connaissances. »            
          
               
              
             
            
            
            
   
« Le vrai voyageur, c'est celui qui jamais ne tente de revenir en arrière. 
»  - Jacques 
Renaud   
Sur la route de la connaissance 
de soi, du voyage au bout du rêve et des réalités distinctes qu'il croise, Yo-Yo 
Ma continue de poser, ça et là, sa besace. « L'aspect le plus merveilleux des 
voyages reste l'accueil des gens quand vous entrez dans leurs maisons et qu'ils 
partagent avec vous leurs histoires, ce qu'ils ont de plus précieux. 
Quelquefois, vous ne pouvez réciproquer la faveur. Vous tenez cette histoire 
dans votre main et la meilleure façcon d'y donner suite est de la transmettre à 
votre tour. Tout commence dans le cœur. » La manière privilégiée de léguer cette 
parcelle de vie continuera pour Yo-Yo Ma d'être la musique, tant que son 
énergie, en apparence inépuisable, le lui permettra. Une fois parcourue la route 
de la soie (le projet suivra probablement son cours, avec des membres de la 
prochaine génération culturelle, comme Ma se plaît à nommer ses jeunes 
collègues), il saura plonger dans une autre expédition, sans sourciller, le 
regard clair et le sourire aux lèvres. Il convaincra, un par un, les membres de 
son public de la pertinence de la destination. Heureux qui, comme Yo-Yo, 
continue de faire un beau voyage.                
             
            
            
           
             
              
             
             
              
           
              
             
              
           
Yo-Yo Ma et le Silk Road Ensemble 
seront de passage à Toronto les 4, 5 et 7 janvier 2003. Pour le concert du 7 
janvier ils seront les solistes invités du Toronto Symphony Orchestra. Info : 
(416) 872-4255 (4,5 janvier) et (416) 598-3375 (7 
janvier).                 
              
           
   
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