Pierre Boulez se raconte  
2 novembre 2002
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 Pierre Boulez vient d'être nommé sixième lauréat 
du prix international Glenn-Gould. Le prix, assorti d'une bourse de 50 000 $, a 
été octroyé par un jury prestigieux composé de Tim Page, journaliste, Andrew 
Porter, auteur et critique, Schuyler Chapin, ex-commissaire aux affaires 
culturelles, Sarah Caldwell, imprésario, chef et directrice de maisons d'opéra 
et de Robert Silverman, pianiste canadien. Le prix est accordé à une personne 
qui a obtenu une reconnaissance internationale en raison de sa contribution 
exceptionnelle à la musique et à sa communication en utilisant l'une ou l'autre 
des technologies de la communication. Les candidats de tous les pays sont 
admissibles. Les candidats peuvent œuvrer dans un large éventail de domaines, 
dont la création ou l'interprétation musicale, le cinéma, la vidéo, la 
télévision, la radio et l'industrie du disque, la comédie musicale et 
l'écriture. Le prix lui-même sera remis lors d'un concert présenté le 24 
novembre 2002 au studio Glenn-Gould. Le concert radiodiffusé à la Chaîne 
Culturelle à 20 heures le même jour. Rappelons les noms des précédents lauréats 
: Yo-Yo Ma (1999), Toru Takemitsu (1996), Oscar Peterson (1993), Yehudi Menuhin 
(1990) et Murray Schafer (1987). 
Pour mieux saisir le personnage, nous avons fouillé dans les archives de 
Radio-Canada et y avons découvert ces entretiens qui jettent un éclairage 
nouveau sur les œuvres du père du Marteau sans maître. 
Extraits d'une entrevue publique de Pierre Boulez avec Jean-Jacques 
Nattiez, donnée à l'Université de Montréal, diffusés le 17 septembre 1991 dans 
le cadre de l'émission Radio-Concert. 
 J'ai eu une période, certainement, au début des années 1950, où je cherchais 
vraiment à définir mon propre langage – et un langage du reste plus général que 
le mien propre. C'était une tendance qui était due à l'époque aussi – c'était 
l'époque du structuralisme, vous savez – et, sans faire coïncider les choses 
d'une façon exagérément étroite, c'était un mode de pensée qui s'est reflété non 
seulement dans la musique mais dans beaucoup d'autres choses. Et, à ce 
moment-là, effectivement, le matériau musical – et, si je veux aller plus loin, 
l'hédonisme musical – était passé tout à fait à l'arrière-plan. Donc, on a 
essayé de trouver un vocabulaire par une espèce d'ascèse (qui était vraiment 
très ascétique même, quelquefois) et donc il y a eu cette recherche qui a fait 
que toute notion de volubilité, si je peux m'exprimer ainsi, avait disparu. 
Donc, à ce moment-là, certainement, le vocabulaire s'est réduit – et il y a une 
sorte de contrainte, un empêchement de la liberté et, surtout, on obéit à une 
espèce de système global qui fait que l'on n'est pas libre de ses mouvements au 
moment où on veut l'être. Déjà, à l'époque du Marteau sans maître, 
j'avais tendance à me libérer de ce genre de contrainte, parce que je crois que 
la contrainte est productive en autant qu'elle vous laisse le champ libre dans 
le moment même où vous écrivez. C'est-à-dire que j'ai établi une sorte de 
dialectique entre la discipline globale (qui doit être une discipline générale) 
et une liberté locale, qui vous laisse la liberté du geste. Je crois que l'acte 
de composer implique la mise en jeu de gestes musicaux, de gestes d'expression 
musicale, et que ces gestes, naturellement, plus vous leur imposez de 
contraintes, moins ils peuvent se manifester. Mais je pense aussi que, si vous 
avez une technique qui est très sûre et qui peut aller de la liberté à la 
contrainte, c'est-à-dire que vous avez tous les moyens d'expression à votre 
disposition, votre langage est beaucoup plus riche et sera donc susceptible 
d'exprimer beaucoup plus de choses. Entre l'écriture totalement libre et 
l'écriture absolument rigoureuse, il y a vraiment un grand spectre de 
possibilités et c'est cela qui a toujours été ma préoccupation. Je ne pense pas 
qu'il faille, simplement par désir d'expression, éliminer la technique, mais il 
faut la dominer et savoir s'en servir.  
               
             
             
           
               
             
           
             
                
           
           
          
           
              
           
       
Pierre Boulez interviewé par Serge Provost. Entretien diffusé le 4 octobre 
1994 dans le cadre de l'émission Musique Actuelle, réalisée par Hélène Prévost.    
 
SP :  Pierre Boulez, 
considérez-vous votre œuvre comme un tout ou y a-t-il des réseaux qui procèdent 
par engendrements, où des œuvres s'engendrent les unes les autres 
?           
           
     
PB :  Bien sûr que je la 
considère comme un tout étant donné qu'elle vient de moi-même et qu'elle est 
donc sortie de la même façon de penser, de concevoir, de percevoir et de sentir. 
Mais il est évident qu'il y a des traits dans cette œuvre qui font que certaines 
œuvres s'accrochent les unes aux autres alors que d'autres constituent en effet 
un réseau différent. Et puis, j'ai la manie de dériver beaucoup de choses. Il 
m'arrive, quelquefois, de partir de choses très courtes ou que j'ai délaissées 
avant, d'avoir des déductions que je n'ai pas trouvées plus tôt et que je 
recherche. C'est-à-dire que je fais une œuvre, mais il y a quelque chose dans 
cette œuvre qui n'était pas du tout considérée importante ou aboutie et je m'en 
sers comme point de départ d'une autre œuvre, très souvent. Il me faut toujours 
une espèce de graine précédente, d'une moisson précédente. C'est pourquoi on 
peut faire comme ça des dérivations sans fin. C'est finalement ce qui crée alors 
l'unité de quelque chose.             
               
               
             
             
            
             
              
               
             
             
            
            
SP :  Dans cette production, y 
a-t-il des œuvres charnières, des œuvres qui ont représenté soit l'aboutissement 
d'une période de création ou qui vous auraient amené à faire des découvertes 
fondamentales ? Y a-t-il des plateaux ?           
            
            
 
PB :  Oui, il y a des plateaux. Il y a des œuvres plus représentatives 
que d'autres, c'est tout à fait normal. Je pense, par exemple, à ma seconde 
sonate qui a été l'aboutissement de ma toute première période de jeunesse. Je 
pense au Marteau sans maître, qui a été, quelques années plus tard, 
l'aboutissement d'une certaine période de recherche. Je pense à Pli selon 
pli, qui a représenté aussi un certain aboutissement et un certain tournant, 
et après, je pense à Éclat-Multiples, qui a été pour moi important. Je 
pense aussi à Répons, bien sûr, et je pense à Rituel même, qui, je 
trouve, est une œuvre pas complètement réussie mais qui a été pour moi 
importante dans le moment où je me suis à la fois dégagé de l'aléatoire, au sens 
où on le considérait vers les années 1958-1960, pour le réinsérer dans une 
structure disons déterminée. Et puis, récemment, à partir de Répons, c'est 
l'interaction de l'électronique avec les instruments qui m'importe beaucoup 
parce que j'avoue que c'est un élargissement du matériau musical, du matériau 
sonore, qui relance l'imagination dans des domaines où elle ne pouvait plus rien 
faire avec les instruments traditionnels, ou en tout cas avec l'emploi 
traditionnel de ces instruments. Et je pense que cela marque un nouveau pas où 
je suis encore en train de défricher pas mal de choses. 
         
            
            
             
              
           
SP :  Est-ce que, dans les 
développements actuels des nouvelles technologies, il y a de la matière pour un 
renouvellement authentique du langage musical ?         
             
  
PB :  Je pense que oui, et 
surtout pour son élargissement, parce que l'emploi de l'électronique et l'emploi 
de l'instrumental ne sont pas des choses étanches l'une par rapport à l'autre : 
elles sont perméables et s'influencent réciproquement. Je pense que, de ce point 
de vue-là, cette espèce d'osmose possible entre écriture acoustique et écriture 
structurelle est un bienfait. D'abord, elle permet d'éviter beaucoup de tabous 
que l'on avait dans les années 1950 et que n'ont plus maintenant la génération 
des 30-35 ans ou même des gens plus âgés comme Tristan Murail, par exemple, et 
qui ont fait beaucoup plus attention que ma génération en particulier au 
phénomène acoustique. Et donc, c'est une leçon qu'on a pu avoir des gens plus 
jeunes que de faire attention au matériau acoustique mais, quand même, de ne pas 
se laisser hypnotiser par ce matériau. L'acoustique est un point de départ pour 
la spéculation et les dérivations de ces considérations doivent être des 
déductions assez éloignées d'un simple matériau acoustique, parce qu'autrement 
on arrive à une écriture purement harmonique, très statique, et, si les accords 
sont beaux et intéressants, on a tout de même l'impression que le langage est 
réduit à une seule dimension. Et donc je fais attention à cela : d'essayer de 
garder cette préoccupation structurelle et « motivique », qui est très 
profondément ancrée en moi mais, en même temps, de faire attention de ne pas 
renouveler les défauts de l'école de Vienne, c'est-à-dire de ne plus se 
préoccuper du tout de la relation acoustique. On se rend compte que ce qui a 
fait avancer la musique dans l'histoire, c'est justement cette coïncidence de 
l'écriture « motivique » et de l'écriture harmonique ou de la relation 
harmonique. C'est cela qui a constitué un langage et il ne faut pas perdre ça de 
vue. Quand on me demande, par exemple, en référant aux relations non tonales ou 
sérielles, s'il ne faudrait pas revenir à des lois plus proches de la tonalité, 
je dis non ! Ce qui est intéressant, c'est de regarder pourquoi le phénomène n'a 
pas marché. Le phénomène n'a pas marché parce qu'il n'y avait pas de 
polarisation. Il y avait simplement « mécompréhension » totale ou ignorance de 
relations qui doivent être là pour fonctionner. C'est-à-dire que la perception 
fonctionne d'une façon essentiellement verticale, immédiate, et la perception 
horizontale est une chose qui est beaucoup plus élaborée. Donc, il faut faire 
attention à ce type de perceptions et à la façon avec laquelle on arrive à 
percevoir les différents plans horizontaux et verticaux. Pas besoin de revenir 
en arrière ! Il faut simplement (et c'est beaucoup plus compliqué !) tenir 
compte de phénomènes très généraux qui se sont manifestés dans le cours de 
l'histoire de différentes façons grammaticales, mais qui ont des constantes très 
profondes, et qui ont des constantes très profondes à cause de la perception, 
justement.            
            
            
            
          
             
               
             
           
                
             
            
          
           
           
              
              
            
               
              
              
            
            
                 
             
                
             
             
            
        
          
              
             
             
            
            
             
         
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