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La Scena Musicale - Vol. 7, No. 8

Avec sincérité, Yuli

Par Lucie Renaud / 1 mai 2002

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Yuli Turovsky et ses Musici continuent de proposer à un public fidèle une programmation éclectique qui ne craint pas de franchir les frontières des époques, des genres ou des continents. Se côtoient avec naturel répertoire classique (dont plusieurs symphonies de Beethoven), compositeurs russes du xxe siècle (Turovsky a ni plus ni moins révélé Schnittke au public montréalais), musique qu'on pourrait dire « du monde » (les mélomanes ont découvert cette année le cor des alpes et le erhu, un instrument traditionnel chinois), trames sonores (les musiciens ont souvent accompagné des projections de films muets) ou répertoire de genre amalgamé (le Quartetto Gelato avait ravi plus d'un amateur lors de la dernière saison en se joignant à l'ensemble). Le rayonnement des Musici, tant ici qu'à l'étranger, soutenu par une quarantaine d'enregistrements, assure au chef et à sa famille de 15 musiciens plus de 120 concerts par année. Ce mois-ci, on soulignera les 25 ans de carrière canadienne du maestro. Il nous a accueilli chez lui, au milieu d'un ballet d'élèves qui entrent et qui sortent et au son de leçons de violon dispensées à l'étage supérieur par son épouse, Eleonora Turovsky, premier violon des Musici. Aux murs pendent les toiles aux couleurs chaudes quasi expressionnistes de sa fille Natalya (également violoniste dans l'ensemble). Dans un coin, impatient, son violoncelle attend de pouvoir exprimer les sentiments qui animent son maître.

Déjà 25 ans...

Quand on mentionne en guise de préambule l'anniversaire qui sera célébré ce mois-ci, Yuli Turovsky ne peut retenir cette affirmation : « Si ces 25 années avaient commencé plus tôt, cela aurait été encore mieux ! » Celui qui a grandi dans un milieu de privations extrêmes liées au communisme pur et dur se souvient de l'appartement communal de huit pièces (une par famille) dans lequel il vivait avec 35 autres personnes : un rond de poêle pour chaque famille, une salle de bain pour tous, de l'eau chaude à l'occasion et aucune perspective d'amélioration des conditions. Pourtant, il soutient qu'il n'était pas malheureux : « Vous apprenez à apprécier ce que vous possédez, personne n'est mieux loti de toute façon. »

Pour s'évader, du moins en esprit, il se met au violoncelle à l'âge de sept ans sous la tutelle de Galina Kozolupova et travaille avec acharnement, décrochant en 1969 le premier prix du Concours de violoncelle de l'URSS. L'année suivante, il se classe parmi les lauréats du 22e concours international Printemps de Prague. « Quand vous jouez de la musique, vous devez travailler fort pour obtenir les meilleures offres. Vous deviez obligatoirement remporter les concours, c'est la seule façon d'accéder à la carrière », résume celui qui travaillait son instrument entre cinq et huit heures tous les jours et considère normal d'avoir une tolérance à la douleur. « Je n'avais jamais entendu parlé de tendinite avant d'émigrer, explique-t-il. Vous ressentez une douleur dans la main ? Bien sûr ! Si vous pratiquez, vous aurez une certaine douleur. Ici, les musiciens consultent un psychologue, changent de professeur, d'instrument ou de cordes ! Les cordes étaient si rares que, si nous en avions, nous les gardions ! »

Au milieu d'un tel dépouillement, Turovsky s'est forgé un caractère dur comme le roc, mais empreint d'une profonde sensibilité. « Dans un climat où tout est défendu, vous ne pouvez pas parler librement, explique-t-il. L'art vous donne les moyens d'exprimer ce que vous ne pouvez pas dire. Selon moi, c'est ce qui explique le plus haut niveau d'expressivité des musiciens russes. Pour eux, le message reste le plus important. On ne parlait jamais en Russie de ce qu'on appelle le jeu objectif. Je ne crois pas avoir jamais entendu quelqu'un dire : "La musique exprime tout" ou "Tu en fais trop". Au contraire, ce n'était jamais assez ! Je sais qu'on m'accuse de temps en temps d'imposer ma personnalité au public. C'est la façon que j'ai trouvée d'exprimer mon âme, mes idées et je ne vois rien de mal là-dedans ».

Vases communicants

Yuli Turovsky continue quotidiennement de transmettre cette intensité à ceux qu'il côtoie maintenant dans sa patrie d'adoption, qu'ils soient membres des Musici, étudiants, public ou amis. Celui qui n'a jamais pu ni voulu séparer l'interprétation, l'enseignement et la direction justifie ainsi sa polyvalence : « Un domaine aide toujours l'autre. Quand j'enseigne, cela m'aide à jouer parce que la meilleure façon de comprendre quelque chose est de l'expliquer à quelqu'un d'autre. Quand je joue, mon enseignement s'en trouve bien sûr amélioré. Mon enseignement soutient mon travail de direction. Quand je dirige, cela aide mon jeu, puisque ma perspective devient transformée quand je regarde ma partie de violoncelle. Selon moi, il n'y a aucune différence entre le jeu et la direction. » Cette capacité de transfert se révèle également dans la façon dont il aborde le répertoire. « Quand nous interprétons des pièces très modernes, l'expérience du répertoire classique ou romantique devient utile, parce que, quelquefois, le public a de la difficulté à saisir la musique puisque tout est nouveau : l'harmonie, la mélodie, le rythme. Nous devons trouver une façon de rendre l'oeuvre plus proche de ce qu'il connaît déjà. Si la mélodie me rappelle Brahms, je le soulignerai. La pièce deviendra ainsi plus proche d'un public qui a probablement grandi en écoutant du Brahms plutôt que du Stravinski. »

Le rôle de l'interprète, ou par extension du chef, prend une toute nouvelle dimension quand Yuli Turovsky en parle, visiblement passionné par son sujet. Il pose lui-même la question : « Qu'est-ce qu'un interprète ? Est-ce le serviteur de la musique : une expression qu'on entend souvent, une affirmation que, personnellement, je n'ai jamais trouvée sincère. Je pense que le processus est beaucoup plus complexe. Je comparerais le compositeur et l'interprète aux figures paternelle et maternelle. Le compositeur est le père de l'oeuvre, mais c'est tout de même la mère qui donne la vie. Sans l'interprète, il n'y a pas d'enfant. De la même façon qu'un enfant peut ressembler un peu plus à son père ou à sa mère, il reste toujours l'enfant des deux parents. Peut-être que ce point de vue peut sembler immodeste, mais, selon moi, l'importance de l'interprète est énorme, puisqu'il devient la mère qui donne naissance à l'oeuvre. Sur papier, une partition ne veut pas dire grand-chose. » Il avance un autre parallèle avec le monde du théâtre : « Pourquoi aller voir Roméo et Juliette ? Certainement pas pour le texte : nous le connaissons par coeur. Nous allons voir ce que tel acteur apporte à la pièce. C'est la même chose avec la musique. Nous connaissons ce concerto, cette symphonie, pourquoi l'écouter encore ? Pour découvrir les nouvelles facettes que l'interprète nous proposera. »

Transmission de pensée

La fièvre qui brûle dans le regard de Yuli Turovsky est contagieuse. Il exige des autres une implication totale, une écoute active et un goût pour les sentiers non balisés. « Je ne veux jamais tomber dans une routine, avance-t-il. Mes musiciens savent que chaque concert peut devenir complètement différent. Je ne me permets jamais de reproduire une pièce de la même façon, j'aurais l'impression de me répéter. » Inutile de tenter d'insinuer que le pilote automatique peut, parfois, sauver la mise. « Selon moi, l'expérience doit toujours rester neuve, fraîche. Un autre mot que j'aime bien pour décrire le processus est sincérité. Nous avions une expression dans l'orchestre de chambre de Moscou : "Abordez chaque concert comme si c'était votre dernier". Je me donne entièrement et je demande aux musiciens qu'ils fassent de même, aussi bien en répétition qu'en concert. Je ne vois pas comment vous pouvez vous préparer pour quelque chose si vous êtes dans un état émotionnel totalement différent. Ce que vous travaillez dans votre local de répétition, vous le transmettrez sur scène. C'est toujours de la musique, que vous jouiez pour vous-même ou pour le public. »

Le jeune violoncelliste Yegor Dyachkov a étudié avec Turovsky à son arrivée au Canada et a fait partie des Musici pendant cinq ans, « une école musicale, humaine ». Il estime aujourd'hui que cette générosité est probablement le plus beau legs que pouvait lui offrir Turovsky. « Il a insufflé une dimension dans mon jeu, très importante pour moi, qui s'enseigne difficilement », dit-il. Il mentionne la projection, la présence, la générosité envers le public. « Yuli s'engage totalement en tout temps. Il peut se concentrer en un rien de temps et être là, dans le moment présent. Il se lance toujours des défis, qu'il relève presque tout le temps. Il sait transcender ses limites et possède une belle intuition dans l'enseignement », soutient le jeune violoncelliste, qui collectionne maintenant les engagements prestigieux et les critiques enthousiastes.

Turovsky partage également cette intuition avec des orchestres de jeunes. Après tout, quand, en 1983, il a décidé, un peu sur un coup de tête, de fonder « son » orchestre à cordes, il avait pigé dans le bassin de ses élèves, nouveaux et anciens, et dans celui de son épouse. Theodora Stathopoulos, chef et fondatrice de l'orchestre symphonique FACE, ne tarit pas d'éloges à son égard : « Sa contribution sur le plan de l'éducation musicale à Montréal et son impact dans la vie des étudiants en musique sont immenses. » Elle parle d'élèves motivés, reconnaissants, qui ne font jamais de commentaires négatifs. Il vient à l'occasion diriger des « sectionnelles » et a été invité à diriger l'orchestre symphonique FACE lors de leur dernier concert-bénéfice, en janvier. « Tout le monde l'adore, continue-t-elle. Les musiciens de l'orchestre ne sont pas des novices, ils ont assez d'expérience pour faire la différence entre le vrai et le faux. Ils sont membres d'autres orchestres, certains sont de niveau professionnel et ont rencontré d'autres chefs. Ce qu'ils voient tout d'abord en lui est son habileté à communiquer avec eux d'une façon qu'ils peuvent comprendre et leur permettant de répondre à ses attentes sur-le-champ. Il motive et encourage tout en gardant ses hauts standards, en insistant pour les obtenir. Jumelée avec sa volonté de toujours aider, cette grande contribution fait de lui une perle rare. »

Des projets plein la tête

Les idées bouillonnent dans la tête du fringant chef. La prochaine saison semble aussi éblouissante que variée. Pour la première fois, l'orchestre à cordes présentera une théâtralisation. Elle mettra en vedette Monique Mercure et Albert Millaire. Inspiré par la pièce Charmante heure (dans laquelle Bernard Shaw dialoguait avec un acteur), Turovsky a plongé dans sa bibliothèque personnelle et a déniché des recueils de lettres de Tchaïkovski. Il parle également avec animation du passage du St. Lawrence Quartet qui habitera Four-Forty de R. Murray Shaefer. Le même soir, on plongera aussi dans la « joie de vivre quasi bachique » de la Septième de Beethoven. I Musici continuera d'offrir sa toujours très courue série de concerts au magasin Ogilvy, qui marie café ou apéro et musique interprétée con brio .

Yuli Turovsky ne changerait pas de style de vie ou d'époque pour tout l'or du monde. Sa définition du bonheur reste simple mais empreinte de sincérité : « Quand je fais ce que j'aime, je suis heureux. » Et le public le restera, lui aussi...

I Musici sera en concert le 9 mai à la salle Pollack (complet) et le 10 mai 2002 à la salle Claude-Champagne. Au programme de ce concert intitulé Le Violoncelle selon Turovsky : le Concerto et le Divertimento pour violoncelle de Haydn, les Danses nocturnes de Don Juan Quixote opus 58 de Aulis Salinen et les Métamorphoses de Richard Strauss. Info : (514) 982-6037

Concours CD I Musici

Gagnez des enregistrements de Yuli Turovsky sur Chandos. Une gracieuseté de Chandos et de SRI Canada. www.scena.org
Date de tombée : le 15 juin 2002.


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(c) La Scena Musicale 2002