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La Scena Musicale - Vol. 7, No. 7

La Passion selon saint Mathieu - Un joyau de genre

Par Dr. Lisette Canton / 1 avril 2002

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Parmi les manuscrits inédits dans le catalogue des oeuvres de Bach, on retrouve dans son obituaire de 1754 «cinq Passions, dont une est écrite pour un choeur double». Cette oeuvre, présumée la Passion selon saint Mathieu – celle qu'on appelait «la grande Passion» dans l'entourage familial de Bach – fût composée en 1727, entre les oeuvres plus modestes que furent la Passion selon saint Jean de 1724 et la Passion selon saint Marc de 1731. C'est dans la Passion selon saint Jean que l'unité du texte est la plus faible, à cause de l'utilisation de madrigaux lyriques, compilés à partir de diverses sources poétiques. Bach recherchait un genre différent de texte, mais ce n'était pas encore le type oratorio créé par Barthold Heinrich Brockes, où la narration biblique est remplacée par des paraphrases en rime. Bach rencontra ultérieurement Picander (Christian Friedrich Henrici), un poète auteur d'un grand nombre de textes sacrés, dont plusieurs furent utilisés par Bach dans ses cantates. Avec son mélange de textes évangéliques et de madrigaux poétiques complexes, le livret de la Passion selon saint Mathieu de Picander constitue, du point de vue littéraire, un oratorio de la Passion, sur lequel Bach a pu composer d'un seul jet une oeuvre tout à fait originale.

Historique

La Passion comme genre musical a une longue histoire s'étendant jusqu'au Moyen-Âge. À partir du XVIe siècle, on en distingue, d'après le texte utilisé, trois types : celles qui prennent le texte complet d'un évangéliste, celles qu'on appelle Summa Passionis (harmonie de la Passion), formée de sections tirées des quatre Évangiles, incluant les sept paroles du Christ en croix, ou encore celles qui utilisent des versions abrégées d'un seul Évangile. On trouve ce dernier genre seulement dans l'Allemagne protestante. Pour encourager le chant liturgique en langue vernaculaire, l'Église luthérienne a énormément contribué au développement et à la propagation de ce genre. À Leipzig, par exemple, selon une tradition datant de 1669, on récite les textes de la Passion à la manière d'un chant choral (un style de chant dérivé du grégorien) le dimanche des Rameaux. Pour cela, on utilisait le texte de saint Mathieu, mais, pour le Vendredi saint, on préférait celui de saint Jean. Dès 1717, le style polyphonique (à la manière d'un chant figuré) était autorisé pour l'exécution des deux Passions, et, pour le Vendredi saint de 1721, on commença la tradition de chanter une Passion polyphonique, soit à l'église Saint-Thomas, où Bach devint maître de chapelle en 1723, ou à l'église Saint-Nicolas.

Après sa première présentation, le 11 avril 1727, Bach ne révisa la Passion selon saint Mathieu qu'une seule fois, augmentant et concentrant ses dimensions musicales, mais en laissant intact le plan général et le livret. En 1736, à l'occasion de la troisième présentation, Bach remplaça le chant choral « Jesum lass ich nicht von mir », qui originellement finissait la première partie, par le massif choeur fantaisiste « O Mensch, bewein dein Sünde groß », tiré de la seconde version de la Passion selon saint Jean. Il a aussi divisé cet ensemble de façon plus nette en éléments vocaux et instrumentaux en assignant des groupes séparés de continuo aux deux choeurs. De plus, il incorpora l'orgue en nid d'hirondelle et la galerie du choeur de l'église Saint-Thomas dans la présentation en assignant les lignes cantus firmus des deux choeurs qui entouraient la première partie (numéros 1 et 29) à un troisième choeur composé de sopranos avec soutien d'orgue (noté soprano in ripieno dans la partition). Le caractère définitif des révisions de 1736 apparaît dans la copie olographe qu'il compléta minutieusement. Il n'existe pas d'autre manuscrit musical de la main de Bach qui soit si bien disposé et écrit à l'encre de deux couleurs, rouge et brun foncé. Il est clair que Bach considérait ce manuscrit comme son oeuvre la plus significative à ce jour.

D'après une réimpression du deuxième volume des oeuvres complètes de Picander publié en 1729, le narratif biblique de la Passion peut être divisé en 15 scènes et 2 introductions, auxquelles on peut relier les méditations lyriques et les paragraphes d'hymne répartis ici et là. Toutes les paroles sont précédées de références bibliques, de telle sorte que la fonction de chaque poème et l'encadrement musical deviennent limpides.

Musicalement parlant

Un trait distinctif de la Passion selon saint Mathieu réside dans l'utilisation optimale par Bach de tous les moyens musicaux qu'il avait à sa disposition, incluant la grande variété des voix et les sonorités des instruments (à l'exclusion des cuivres). Il a aussi puisé dans le répertoire complet des formes de musique sacrée et profane.

La « grande Passion » commence par une fantaisie chorale de grande envergure pour choeur double, avec chacun son soutien orchestral, et une intégration sans couture des versets composés librement et les textes et les mélodies des choeur qui s'enchaînent parfaitement l'un à l'autre. À la mesure 30, le choral « O Lamm Gottes, unschuldig » (Ô innocent agneau de Dieu), qui fait oeuvre de cantus firmus, s'élève au-delà de la texture chorale et orchestrale et répond immédiatement au dialogue « Sehn ihn! Wie? Als wie ein Lamm! » (Regardez-le! Comment? Tout comme un agneau!). Le texte du choral est une paraphrase métrique de l'Agnus Dei qui aurait été chanté à la fin de la cérémonie matinale du Vendredi saint. Le choeur initial nous donne ainsi un résumé de tout ce qu'un oratorio de la Passion vise à réunir en contenu théologique, en structure littéraire et en expression musicale.

Le déroulement de la Passion est souvent présenté comme un modèle répétitif de narration biblique, de commentaire et de prière. La narration biblique est surtout chantée par l'Évangéliste, mais aussi par les tenants des divers rôles dramatiques représentés par les autres voix et par des groupes de gens (chantés par les choeurs I et II ou encore par les deux). Ensuite, avant la poursuite de la narration, un récitatif commente la narration biblique précédemment entendue, et la substance du commentaire se transforme en une prière dans l'air qui suit. Les chants qui ponctuent la narration constituent l'élément final de la texture variée de la Passion. La fonction primordiale des chants est d'attirer l'attention de l'auditeur au moment particulier qui est atteint dans le déroulement de l'histoire dans le but de susciter la réflexion et la méditation.

Chaque personnage a aussi son propre style musical et sa fonction indépendante dans la Passion. L'Évangéliste fait avancer l'action avec ses recitativo secco, accompagné seulement par le continuo, et ne fait que raconter les évènements. Jésus parle à ses disciples et à Pilate sous la forme d'un arioso qui se situe à mi-chemin entre un récitatif et un aria. Excepté pour la toute fin, il est accompagné par les cordes en plus du continuo, ce qui crée une espèce d'«auréole» autour de ses paroles. C'est seulement dans le passage qui précède sa mort (le numéro 61: «Eli, lama asabthani») que cet effet est remplacé par le recitativo secco.

La Passion selon saint Mathieu est structurée symétriquement autour d'un point central situé entre les deux choeurs turba, les numéros 45a et 50a, « Laß ihn kreuzigen » (Crucifiez-le) alors que le Christ comparaît devant Pilate. C'est durant l'aria du soprano numéro 49, « Aus Liebe will mein Heiland sterben » (C'est par amour que mon Sauveur est maintenant mourant), que la signification profonde de la Passion du Christ est révélée.

En terme de texture harmonique et de couleur, Bach utilise le plus grand assortiment possible d'expression musicale. La Passion selon saint Mathieu se promène à travers une variété d'armatures tandis qu'il déploie un assortiment extraordinaire de couleurs dans les accompagnements des arias par instrument obbligato. Bach étire l'harmonie à l'extrême dans le numéro 59, « Ach Golgotha » (qui utilise tous les 12 tons chromatiques), et pour les dernières paroles de Jésus, « Eli, lama asabthani », il passe de si bémol mineur à mi bémol mineur dans la traduction subséquente. Son choix d'armature pour le «choral de la Passion» – la mélodie « Herzlich tut mich verlangen » – qui apparaît dans les numéros 15, 17, 44, 54 et 62, suit une descente tonale inversée à travers les armatures successives, ( 4 dièses / 3 bémols / 2 dièses / 1 bémol / naturel), et illustre l'inexorabilité du déroulement de la Passion.

La Passion selon saint Mathieu représente le point culminant non seulement de la tradition luthérienne des passions liturgiques, mais du genre lui-même. C'est une oeuvre majestueuse qui démontre la mesure de la maîtrise de Bach pour la composition, de même que la profondeur de son expression musicale et de sa compréhension des éléments liturgiques et spirituels de sa foi. Quelque 275 ans après sa première présentation, la Passion selon saint Mathieu demeure à l'apogée de l'art choral, aux côtés de sa Messe en si mineur.

Lisette Canton dirige deux chorales, la Ottawa Bach Choir et la Carleton University Choir, et est également la directrice musicale de l'Église Unie de Rideau Park, en plus d'être souvent invitée à diriger d'autres ensembles. Elle enseigne la direction chorale, la formation auditive et assume aussi les fonctions de conseillère vocale, de juge et de directrice d'ateliers choraux. Le 10 mars dernier, madame Canton a dirigé à Ottawa une Passion selon saint Mathieu très bien accueillie.

L'oeuvre sera présentée dans son intégralité (en deux parties) le 14 avril par le Choeur Saint-Laurent et son chef, Iwan Edwards. Le concert souligne le 30e anniversaire de la chorale. (514) 790-1245.

 [Traduction de Gilles Chiasson]


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