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La Scena Musicale - Vol. 7, No. 7

La voix de Caruso

Par Wah Keung Chan / 1 avril 2002

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Ce 11 avril bouleversa l'industrie de l'enregistrement sur disque.


Le 11 avril 1902, il y a 100 ans, le soleil brillait dans le ciel milanais. Après 2 heures, et 10 chansons, le ténor napolitain Enrico Caruso quittait une chambre d'hôtel avec un chèque de 100 livres, l'équivalent de 10 000 $ aujourd'hui. Le monde de la musique ne serait jamais plus le même. Les premiers enregistrements du chanteur furent diffusés juste avant qu'il fasse ses débuts au Metropolitan Opera et l'on en vendit plus d'un million d'exemplaires. Ce 11 avril bouleversa l'industrie de l'enregistrement sur disque.

Le réalisateur de ces enregistrements était le talentueux Fred Gaisberg, de la compagnie Gramophone, de Londres. Il avait découvert Caruso quelques jours auparavant à La Scala, dans Germania, produit par Alberto Franchetti. Lorsqu'il transmit à son bureau de Londres les honoraires de Caruso pour enregistrer ces 10 chansons, la réponse lui parvint par télégramme : « Honoraires exorbitants, oubliez cet enregistrement ». Gaisberg froissa le télégramme et procéda malgré tout à l'enregistrement. La suite, comme on dit, fait partie de l'histoire. Gaisberg déclara que les enregistrements de Caruso « avaient mis au monde le gramophone ».

La voix d'Enrico Caruso possédait un son d'une grande richesse à laquelle on ne s'attendait pas, surtout venant des bruyants gramophones de l'époque. Des enregistrements subséquents révélèrent encore mieux le timbre d'or de sa voix. Il est intéressant de noter que la voix de Caruso n'a pas toujours donné le son puissant, naturel et lyrique que les amateurs du son connaissent. Ce son est le fruit de plusieurs années de dur labeur.

Enrico Caruso naquit en 1873 et commença à chanter avec passion à l'âge de 11 ans. À 18 ans, il avait une voix plaisante, mais petite et d'un timbre de baryton. En 1891, alors qu'il chantait dans une gloriette près du port, le jeune baryton Eduardo Missiano l'entendit et insista pour que Caruso rencontre son professeur de chant, Guglielmo Vergine. La première impression du maître fut décourageante : la voix était « trop petite et ressemblait au vent qui souffle par la fenêtre ». Missiano insista pour qu'il lui donne une seconde audition et, huit jours plus tard, Vergine accepta d'enseigner à Caruso. Pour payer ses cours, Caruso signa un contrat par lequel il paierait à Vergine 25 % de ses gains pendant « 5 ans de véritable chant. »*

*La clause contractuelle « 5 ans de véritable chant » revint hanter Caruso. Vergine voulait dire par 5 ans non pas les cinq années civiles, mais la somme des jours où il chantait sur scène. Cette clause signifiait que Caruso était redevable à Vergine quasiment pour le reste de ses jours. La cause fut portée en cour et le jugement tomba en faveur de Caruso : l'affaire fut conclue lorsque Caruso paya 20 000 francs à Vergine pour mettre fin au contrat.

Les trois premières années de sa formation se passèrent en exercices, puis il commença à travailler le répertoire. « Ce fut [Vergine] qui souligna, encore et encore, la nécessité de chanter comme la nature le voulait et – je me souviens – il me mettait constamment en garde : "Ne montrez pas au public que vous travaillez." J'ai donc avancé lentement. Je n'ai jamais forcé ma voix. »

En 1895, Vergine sentit que Caruso était prêt à faire ses débuts et il vit à ce qu'il chante le rôle du ténor dans Mignon. La première répétition avec piano fut une catastrophe : Caruso oublia le texte, manqua ses entrées et faussa ; on le remercia. Son premier opéra fut L'Amico Francesco de Morelli. Puis il chanta le premier rôle dans Cavalleria Rusticana, Faust, Rigoletto et La Traviata.

À cette époque, la voix de Caruso était jugée légère et lyrique, avec une tendance à se briser sur les notes hautes. Le chef d'orchestre Vincenzo Lombardi l'aida à remédier à ce problème et lui enseigna comment chanter Arturo dans I Puritani, un rôle dont la tessiture est stratosphérique : de hauts et bémol et un fa au-dessus du contre-ut. Dans une entrevue avec Key, son premier biographe, Caruso dit : « Il ne s'agissait pas exactement du même genre d'études que j'avais jadis connues. C'étaient des conseils et des exemples qui me donnèrent la conviction qu'après tout, je pouvais apprendre à chanter Puritani avec toutes les notes hautes. » La route vers celles-ci n'était pas encore pavée. En décembre 1896, la voix de Caruso se brisa évidamment sur les notes hautes de Carmen de Bizet.

Ada Giachetti
En 1897, la vie de Caruso prit un tour nouveau. En mai ou juin de cette année, Caruso se rendit à Livourne pour préparer les représentations de La Traviata, prévues en juillet, avec la soprano Ada Giachetti qui, bien qu'ayant un an de moins que Caruso, était déjà une étoile reconnue. Désargenté, Caruso loua une chambre dans l'appartement que Giachetti partageait avec sa mère. Durant les répétitions, Caruso chanta sa partie à mi-voix, comme il le faisait habituellement. Giachetti, qui ne l'avait jamais entendu en scène, fut très déçue et demanda au chef d'orchestre, Vittorio Podesti, de le remplacer : « Si vous croyez que je vais détruire ma réputation en chantant avec ce tenorino, vous n'êtes pas dans votre état normal ! » Podesti conserva sa confiance en Caruso. Les représentations furent un succès éblouissant pour les deux chanteurs et Giachetti recueillit plus de compliments que d'habitude. En août, Caruso chanta à nouveau avec Giachetti dans La Bohème de Puccini – il obtint le rôle après voir chanté la romance pour le compositeur. Caruso dit à Puccini : « Ne vous attendez pas à ce que je chante le contre-ut. » Durant ces mois, la passion naquit entre Caruso et Giachetti. Leur amour grandit pendant les années suivantes et Giachetti, mariée et mère d'un enfant, quitta son mari pour devenir la femme non légitime de Caruso et la mère de ses deux premiers garçons.

La plupart du temps, les médias montraient Giachetti comme une chanteuse de deuxième ou troisième catégorie qui, dans un drame palpitant en 1908, quitta Caruso pour leur chauffeur. La version véritable se trouve dans la biographie Enrico Caruso, mon père et ma famille, écrite par le fils de Caruso, Enrico, et Andrew Farkas en 1990. Giachetti était une élève du maître Ceccherini, qui avait aussi enseigné à Luisa Tetrazzini la technique italienne de l'appoggio. Elle était une excellente soprano dramatique qui connaissait le succès dans de grands opéras aux côtés de chanteurs comme Fernando de Lucia. Elle recevait constamment des critiques plus élogieuses que celles de Caruso. Lorsque le succès de Caruso comme ténor dépassa les frontières, en 1901, il lui défendit de continuer à chanter. « Dans cette maison, c'est moi qui chante. » Deux fausses couches menèrent également à sa retraite de la vie musicale. Enrico, le fils, rapporte que son père était probablement trop phallocrate pour admettre que c'était grâce à Giachetti qu'il avait pu se développer vocalement. C'est également l'opinion du professeur de chant Craig Timberlake dans l'article « Becoming Caruso », du numéro de mars-avril 1996 de The Journal of Singing. La solution au problème des notes hautes de Caruso coïncida avec le début de sa relation avec la diva. Enrico fils écrit : « On sait, dans la famille et parmi ses amis intimes, qu'Ada lui a beaucoup appris en technique de chant. » Selon Emil Ledner, qui fut longtemps l'impresario européen de Caruso, « Ada Giachetti était probablement, sans s'en rendre compte, une professeure excellente et très énergique. Sous sa direction et bien guidé, Caruso passa de choriste à véritable chanteur d'opéra. Elle étudiait ses partitions avec lui, entraînait sa voix et lui donnait une formation théâtrale. »

Cette formation n'aurait pas donné de fruits si Caruso n'avait pas été un étudiant consommé. Selon Ledner, il passait presque tous les vendredis soir et les samedis à des cérémonies juives, sans faire ses répétitions, parce qu'il découvrait que les « chanteurs juifs possèdent une façon de chanter et un art particuliers. Ils sont insurpassables dans l'art de couvrir la voix, de s'attaquer à une nouvelle clé, dans la façon de chanter les chants rituels et de surpasser les difficultés qui se trouvent plutôt dans les mots que dans la musique. »

Quels sont les attributs responsables du succès de Caruso ? Sa réponse : « Une ample poitrine, une grande bouche, 90 % de mémoire, 10 % d'intelligence, beaucoup de dur labeur et quelque chose dans le coeur. » Le docteur William Lloyd, spécialiste londonien de la gorge pour Caruso, rapporte que la longueur de l'organe vocal du chanteur, c'est-à-dire la distance entre les dents frontales et les cordes vocales était d'au moins un demi-pouce plus longue que celle d'autres ténors et que la longueur de ses cordes vocales était d'un huitième de pouce de plus que la norme. La capacité pulmonaire de Caruso était étonnante. Il pouvait soutenir une note pendant au moins 40 secondes. Le docteur Lloyd disait qu'en inspirant profondément, Caruso pouvait donner à sa poitrine l'expansion nécessaire pour pousser un piano de quelques pouces sur un tapis.

Le 3 décembre 1920, un pan de décor heurta Caruso sur le côté gauche, juste en bas du rein, durant le dernier acte de Samson et Dalila au Metropolitan Opera. Les complications et les infections qui suivirent privèrent le monde de son plus grand ténor. Lorsqu'il mourut, le 2 août 1921, à l'âge de 48 ans, Caruso était au faîte de sa carrière. Il régnait comme ténor principal au Met et ses enregistrements étaient les plus vendus. Il laissa le souvenir d'un homme chaleureux et heureux, généreux pour ses amis.

Des générations de chanteurs et de ténors ont été inspirés par les apparitions sur scène de Caruso en plus d'être captivés par sa voix d'or, musicale et théâtrale à la fois et par le testament que constituent ses 250 enregistrements.

Maintenant que, grâce à l'électronique, on refait des bandes maîtresses, les enregistrements retrouvent leur fraîcheur initiale. Le mois prochain, nous nous pencherons sur le style de Caruso dans ses apparitions sur scène et dans ses enregistrements et à leur influence sur l'industrie. [Traduction de Michelle Bachand]


Enrico Caruso, My Father and my Family

by Enrico Caruso Jr. And Andrew Farkas is now available in an abridged paperback edition (without the part about the career of Enrico Caruso Jr.) from Amadeus Press. 448 pp. $ 35

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