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La Scena Musicale - Vol. 7, No. 6

Pinchas Zukerman - L'homme-orchestre

Par Lucie Renaud / 1 mars 2002

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«Démesuré » (Ottawa Citizen), « un musicien de génie » (Yediot Acharonot, Tel Aviv, Israël), « véritable phénomène de la musique » (Al Arab Ay Yawm, Amman, Jordanie), « un grand magicien » (Neue WestfSlische, Bielefeld, Allemagne): voilà autant d'épithètes accolées par la presse à Pinchas Zukerman. Dans notre ère de conformisme et de nivellement vers le bas, il ne subsiste aucun doute: le flamboyant Zukerman a su se démarquer de la masse. Instrumentiste à la facilité étonnante, chef qui soulève la passion des musiciens d'orchestre par son enthousiasme, charme le public et ne laisse jamais la presse tiède, pédagogue survolté qui exige précision technique et sonorité chatoyante de ses élèves, professionnel jusqu'au bout des doigts et polyvalent au-delà de toute comparaison, ce visionnaire ne s'enfle pourtant pas la tête. La Scena Musicale l'a rencontré dans son bureau du Centre national des Arts (CNA), alors qu'il disposait d'un petit moment entre une réunion administrative et une répétition.

 

 

Le musicien: précision et acharnement

Né à Tel Aviv en 1948, l'année même de la création de l'État d'Israël, le jeune Pinchas Zukerman entame l'étude de la musique avec son père, musicien klezmer autodidacte, d'abord à la flûte à bec, puis à la clarinette. Il se met bientôt au violon sous la tutelle d'Ilona Feher. Quelques années plus tard, les deux musiciens les plus célèbres de l'époque, Isaac Stern et Pablo Casals, entendent l'enfant prodige et lui construisent un pont d'or vers la réputée école Juilliard, à New York. Sans peur et sans reproche, Zukerman débarque, en 1962, au milieu de la jungle new-yorkaise et étudie avec le très strict Ivan Galamian. En dépit des exigences techniques démesurées et du manque de chaleur humaine de son professeur, « Pinky », comme le surnommaient tous ses amis, progresse tant et si rapidement qu'il remporte en 1967 le premier prix du 25e concours Leventritt.

Zukerman explique aisément le secret de ses succès d'instrumentiste. « S'exercer, s'exercer, s'exercer! Il faut travailler chaque jour. Aucune pilule n'a encore été inventée afin d'éviter cela. Même si la technologie évolue, un musicien doit travailler tous les jours. Je me suis exercé une demi-heure ce matin avant de venir au bureau, parce que je n'aime pas jouer faux. Voudriez-vous écouter quelqu'un qui joue faux? Bien sûr que non! s'enflamme-t-il. La médiocrité est une maladie contagieuse. Ce n'est pas dangereux si une seule personne est affectée, mais le virus se transmet: méfiez-vous! »

Son intensité et sa vulnérabilité font le reste. Comme il l'expliquait aux élèves du lycée Jules-Verne et du lycée Paul-Claudel, qui lui demandaient s'il se sentait nerveux avant de jouer: « L'adrénaline circule, vous vous sentez en contrôle, mais restez toujours craintifs, parce que, toutes les fois que vous montez sur scène, vous êtes vulnérables. À la minute où cette vulnérabilité me quittera, je fermerai l'étui [à violon]. »

Avec une centaine d'enregistrements à son actif, ses qualités de chambriste restent évidentes, au violon aussi bien qu'à l'alto. Il joue régulièrement avec Daniel Barenboïm, Vladimir Ashkenazy, Itzhak Perlman, les Tokyo et Orion String Quartets, Yefim Bronfman, Lynn Harrell et avec son collaborateur de prédilection, le pianiste Marc Neikrug, avec lequel il a signé plusieurs enregistrements, tant au violon qu'à l'alto. Plusieurs de ces musiciens, devenus ses amis, sont d'ailleurs régulièrement invités comme solistes avec l'Orchestre du Centre national des Arts (voir l'encadré pour les détails de la prochaine saison).

Le chef: une main de fer dans un gant de velours

Alors que les autres violonistes s'échinent à vaincre leurs problèmes techniques, Pinchas Zukerman peut, lui, se faire la main à la direction d'orchestre. De 1979 à 1981, il est le directeur musical du South Bank Festival en Angleterre. En 1980, il accepte le poste de directeur musical de l'Orchestre de chambre de Saint-Paul. Pendant les sept années qu'il passe à la tête de l'organisme, il réussit à redorer le blason de l'orchestre (grâce à plusieurs tournées et enregistrements), à redonner à l'ensemble une viabilité financière (grâce à ses habiletés de gestionnaire) et à faire construire une salle de 2000 places à l'acoustique exemplaire, nouvelle demeure du groupe. Il collectionne ensuite les postes prestigieux: premier chef invité de l'Orchestre de Dallas de 1993 à 1995 et directeur artistique du Summer MusicFest de l'Orchestre symphonique de Baltimore de 1996 à 1999. Il est encore artiste en résidence de l'Orchestre symphonique de Milwaukee, ensemble avec lequel il se produit en tant que chef et soliste deux semaines par année.

C'est au printemps 1998 qu'il accède au poste de directeur musical de l'Orchestre du CNA d'Ottawa. Sa main de magicien laisse sa marque à tous les niveaux de l'organisation: mise sur pied d'un programme festival pour jeunes interprètes et jeunes chefs (qui a permis de « découvrir » le chef québécois Jean-Philippe Tremblay, le rêveur derrière l'Orchestre de la Francophonie canadienne, maintenant son chef assistant), tournées de l'orchestre dans l'Ouest du Canada en 1999 et au Moyen-Orient en 2000 (on prévoit une tournée des provinces atlantiques pour la saison 2002-2003), distribution de matériel pédagogique gratuit dans les écoles primaires du Canada.

Depuis son arrivée aux commandes de l'orchestre, les abonnements n'ont jamais été aussi prisés, les dons affluent et le déficit a été épongé, résultats d'une « opération charme » qui a laissé les mélomanes de la capitale nationale comblés et les sceptiques les plus tenaces, confondus. Peter Herrndorf, directeur général et chef de la direction du CNA, a déclaré, lors du lancement de la prochaine saison: « Il est indéniable que l'arrivée de Pinchas Zukerman à la tête de l'Orchestre du Centre national des Arts a marqué le début d'une nouvelle ère électrisante au Centre. Il a su galvaniser les troupes non seulement sur le podium, mais également en coulisses. Il manifeste à chaque instant un engagement total en faveur de l'excellence. »

Son style de direction laisse parfois la critique pantoise, mais semble transporter les 42 musiciens. Pendant les répétitions, il préfère se concentrer sur les sections difficiles et faire confiance à ses troupes, lançant à l'occasion des boutades pour les motiver. « La direction d'orchestre demande beaucoup de préparation, avoue-t-il. Il faut marquer les partitions des musiciens, savoir leur indiquer ce dont ils ont besoin. Cela ne paraît pas bien de dire qu'en tant que chef d'orchestre, vous n'êtes là que pour battre la mesure, mais, quand le concert débute, les musiciens savent ce qu'ils ont à faire. La musique devrait être un "travail" de 9 h à 5 h, mais quand l'heure du concert arrive, le rideau se lève et il ne reste plus que la pureté de la musique. » Il s'agit de le voir plonger, exsudant la musique par tous les pores de sa peau, pour saisir qu'il ne fait plus qu'un avec la pâte sonore de l'orchestre. On ne peut s'empêcher de noter en passant le sourire des musiciens qui se donnent tout entiers pour ce chef à l'allure naturelle et l'enthousiasme d'un public qui vibre avec la musique et n'hésite pas à envoyer des messages de remerciement les lendemains de concert. « Cela n'a pas de prix », confirme le maestro.

La presse canadienne l'a souvent furieusement critiqué pour son manque d'enthousiasme face au répertoire contemporain canadien. Il s'en défend pourtant ardemment: « La musique contemporaine peut être bonne ou mauvaise, comme tous les autres types de musique. C'était la même chose à l'époque de Mozart ou de Beethoven. Nous rappelons-nous les noms de tous leurs contemporains? Bien sûr que non! Je suis pourtant certain que nous jouerons encore Mozart dans 200 ans, peut-être sur Mars, mais nous le jouerons quand même. » Il dit rechercher des oeuvres idiomatiques, avec une substance: « Les reconnaître vient avec l'expérience. Lire de mauvaises oeuvres n'est pas plus gratifiant que d'éplucher son courrier. » L'orchestre annoncera ce mois-ci ses plans pour un programme de développement de la musique contemporaine, incluant l'interprétation et la commande d'oeuvres de musique canadienne et le perfectionnement professionnel de jeunes compositeurs canadiens.

Le pédagogue: exigence et chaleur

Une autre facette de la quintessence de Pinchas Zukerman est sa dévotion totale à l'enseignement: « J'ai toujours su que je voulais enseigner. D'ailleurs, la direction d'orchestre n'est pas si éloignée de l'enseignement. » Enseigner reste une autre forme d'écoute, une transposition libre de la devise de « Monsieur G. » (Galamian), son professeur dans ses jeunes années: « Si cela sonne bien, tu te sens bien et, si tu te sens bien, cela sonne bien ». Pourtant, l'aspect qu'il considère essentiel à son enseignement reste la transmission du système des valeurs musicales. « Une blanche est une blanche, rien d'autre, et un si bémol restera toujours un si bémol. La faç on dont vous le jouez est une autre histoire! »

Il enseigne depuis plusieurs années au Manhattan School of Music, à New York. Il fut un des premiers à utiliser les technologies de télécommunication, particulièrement la vidéoconférence, comme outil de télé-enseignement pour ses élèves. Grâce à la technologie des bandes passantes plus larges, Zukerman peut ainsi suivre les progrès de sonélève resté à New York pendant qu'il se trouve en Allemagne, par exemple.

Quelques-uns de ses cours de maître sont accessibles gratuitement sur la toile, permettant aux jeunes violonistes de tous les pays d'apprendre d'un des plus grands. « Dès les débuts de cette technologie, j'en ai vu les possibilités pour l'enseignement », affirme cet internaute qui, pourtant, se rebiffe contre le courrier électronique. Il rêve d'installer au CNA, d'ici cinq ans, un studio de réalité virtuelle qui permettrait une interaction encore plus directe entre professeurs et étudiants.

Une des premières tâches qu'il a réalisées au CNA fut la mise sur pied d'un programme pour les jeunes artistes, lequel a permis d'accueillir de jeunes chefs pour la première fois l'année dernière. Il désire instaurer pour les jeunes chanteurs un programme, unique en son genre, qui comprendra des leçons de diction, des cours de théâtre et la présentation d'un opéra en version concert.

Quand on lui demande de choisir entre l'interprétation, la direction d'orchestre ou l'enseignement, il se sent incapable de trancher: « Les trois sont essentiels. » Le plus important reste certainement le don de la musique à un plus grand nombre. « La musique me nourrit, explique-t-il. Je ne suis jamais fatigué quand je l'écoute. Je l'entends et je dois y réagir immédiatement. » Non, rien ne saura l'arrêter.



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