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La Scena Musicale - Vol. 6, No. 6

Alfred Brendel - Paradoxe musical

Par Lucie Renaud / 1 mars 2001

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Quand on contemple la quantité phénoménale d’articles parus à son sujet, on peut juger futile de vouloir, encore une fois, remettre sur le métier cet ouvrage. Pourtant, Brendel, pianiste incomparable respecté au plus haut point par ses pairs, est bien plus qu’un technicien perfectionniste ou qu’un interprète chevronné. Il défie les normes, les attentes, les lois tacites de la jungle de la musique classique, pour en ressortir grandi mais en sachant conserver une candeur et une humilité déconcertantes.

Doté d’une grande faculté d’écoute, à l’instrument, bien sûr, mais également face à la vie qui passe, ce géant de l’instrument mène des existences parallèles qui l’enrichissent. Chambriste (il s’est récemment associé au baryton Matthias Goerne, au grand plaisir des amoureux de l’art lyrique), concertiste (il se joindra à Seiji Osawa et à l’Orchestre de Boston pour donner une intégrale des concertos de Beethoven en avril), soliste (il sera enfin en récital à Montréal et à Ottawa dans les prochaines semaines), essayiste (Réflexions faites continue depuis plus de 30 ans à alimenter les musiciens et les mélomanes), poète depuis peu (son recueil One finger too many témoigne de son humour décapant), collectionneur, grand lecteur devant l’éternel, ces facettes apparemment irréconciliables en font un des artistes les plus complets de sa génération. La Scena Musicale a eu l’immense privilège de partager avec lui quelques instants de pur bonheur.

Brendel, né en Moravie en janvier 1931, a, dès le début, abordé la musique à contre-courant. Il prend ses premières leçons à l’âge de six ans et explore presque aussitôt le processus compositionnel. Comme les divers métiers de son père amène la famille à parcourir la Yougoslavie et l’Autriche, les professeurs se succèdent au fil des villes. Après l’âge de 16 ans, il n’aura plus de professeurs. « Un professeur peut avoir une trop grande influence. Étant autodidacte, j’ai appris à me méfier de tout ce que je ne n’ai pas compris moi-même », estime-t-il. Plus utile que des professeurs était l’écoute des autres pianistes, en particulier Edwin Fischer, Alfred Cortot et Wilhelm Kempff. Il parle d’ailleurs avec déférence de ces géants disparus. « Ils étaient des musiciens complets, pas seulement des pianistes virtuoses, souligne-t-il. Ils étaient chambristes, certains composaient, d’autres dirigeaient, des maîtres absolus en sonorités pianistiques. Ils savaient orchestrer au piano et respectaient plus que tout le compositeur, ne se plaçant jamais dans la ligne de mire. Pourtant, ils n’étaient absolument pas ennuyeux ou une simple copie carbone de la partition! »

Alfred Brendel

Brendel reste un pianiste qu’on a souvent qualifié d’« intellectuel ». Il n’a participé qu’une seule fois à un concours international, le Bolzano, en Italie, où il s’est classé quatrième (aucun premier prix n’avait été décerné). Son répertoire a toujours semblé à l’antithèse des pétarades virtuoses proposées par plusieurs de ses collègues. À part quelques excursions dans le territoire contemporain — Brendel a défendu depuis les presque débuts le Concerto de Schoenberg, par exemple — son répertoire a toujours été centré autour des grands classiques: Bach, Haydn, Mozart, Schubert et, bien sûr, Beethoven, dont il a réalisé plusieurs intégrales des 32 sonates, en récital et sur disque. Il délaisse le répertoire français, russe, Schumann et Brahms mais, depuis les tous débuts, a inclus Liszt le mal-aimé dans ses programmes.

Les enregistrements ont servi de tremplin à la carrière de Brendel, plutôt que les concours ou le star-system. Bien avant ses débuts américains en 1963, de nombreux enregistrements de Beethoven et de Liszt pour la compagnie Vox étaient connus du public. Il considère d’ailleurs les accomplissements technologiques de l’industrie du disque avec un grain de sel. « Nous avons assisté à des pertes et à des gains, nuance-t-il. L’ordinateur qui permet une édition rapide est bien sûr une évolution très positive. Pourtant, pour moi, plusieurs enregistrements des années 1930 et 1940, ou certains enregistrements de Kempff des années 1950, restent inégalés. Un enregistrement live, s’il est réalisé au bon moment, prouve hors de tout doute les capacités du pianiste. »

Même si son répertoire d’interprète ne couvre que quelques siècles, en tant qu’auditeur, Brendel se dit particulièrement attiré par le répertoire très contemporain dont l’encre a à peine séché sur la portée. « Il y a à peine 100 ans, la musique a brisé les barrières de la tonalité et de l’harmonie, s’enthousiasme-t-il. Cela reste certainement un des événements les plus surprenants dans l’histoire de l’art. Cela continue de me fasciner complètement. Je suis bien meilleur connaisseur maintenant et cela me permet de juger de la nouveauté réelle des expériences musicales réalisées. Cette attitude guide également mon écoute de la musique plus ancienne. Pour comprendre les composantes d’un chef-d’œuvre, j’utilise les mêmes barèmes: est-ce totalement original, comment cela diffère-t-il du reste de la production du compositeur, l’œuvre présente-t-elle un aspect surprenant mais nécessaire? »

Malgré une technique inattaquable, Brendel a toujours vu plus loin que son clavier. Sa carrière d’essayiste et plus récemment de poète et son intérêt pour l’art lui ont ouvert des horizons qu’il considère essentiels. « J’ai besoin de cette nourriture pour alimenter mes pensées, mes sens et simplement pour mon plaisir esthétique », résume-t-il. Il se dit depuis toujours intrigué par les choses qui dépassent les limites de la Nature: « Dans mes poèmes, j’essaie d’obtenir la combinaison parfaite entre le sens et le non-sens. » Il collectionne également les masques, les cartoons d’Edward Gorey et de Gary Larson (l’auteur américain désopilant qui signe The Far Side) et les objets kitsch parce que, selon lui, « ces objets aiguisent la perception entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. La question de bon goût est malheureusement une notion oubliée par la majorité des gens aujourd’hui. »

Brendel espère pouvoir continuer longtemps dans cette quête qui le mène toujours plus loin. « Chaque fois que je reviens à une pièce, je l’aborde avec fraîcheur et naïveté. Je ne suis pas prêt à me satisfaire de quoi que ce soit, je reste persuadé qu’un artiste doit toujours poursuivre, continuer à s’améliorer… et conserver son humilité face aux chefs-d’œuvre qu’il interprète. » Des paroles d’une grande sagesse qui semblent venir tout naturellement aux lèvres de ce dernier Titan du piano, personnage plus grand que nature mais toujours et surtout profondément humain. C’est peut-être à lui que le grand pianiste compositeur Busoni aurait dédié sa définition du pianiste, au-delà du temps et des modes: « Le pianiste doit posséder une intelligence et une culture hors du commun, du sentiment, du tempérament, de l’imagination, de la poésie et, finalement, ce magnétisme personnel qui parfois rend un artiste capable d’inspirer à 4000 personnes, des étrangers présents dans la salle par pure coïncidence, un seul et même sentiment… Si la moindre de ces qualités venait à manquer, la lacune serait aussitôt apparente dans chaque phrase interprétée. » Dans le monde compétitif qu’est devenu le nôtre, il est rassurant de constater que, malgré tout, Brendel peut remplir toutes ces fonctions et toucher le cœur des fidèles qui sauront se presser à ses récitals. L’art pianistique ne rendra pas son dernier souffle de sitôt…

Le programme de concert

Le passage de Brendel à Montréal reste à marquer d’une pierre blanche. Il avoue humblement ne pas y avoir beaucoup joué au fil des ans. Tout de suite, son humour prend le dessus pour justifier cet état de fait: « Montréal semble malheureusement associée à des problèmes techniques! En effet, j’y ai donné mon premier concert avec orchestre en Amérique. L’orchestre était alors sous la baguette de Zubin Mehta et j’interprétais le Concerto en ré mineur de Brahms. Au beau milieu du concert, une note du milieu du registre de l’instrument, très importante harmoniquement de surcroît, est restée collée et je devais la relever constamment. Quand j’y suis retourné pour un récital, encore une fois j’ai éprouvé des difficultés avec l’action du piano et quand j’y suis allé avec l’orchestre de chambre Orpheus, une note est resté coincée lors de la répétition! J’espère que le mauvais sort est terminé et que rien ne se produira cette fois-ci! » Alfred Brendel conclut-il dans un éclat de rire contagieux.

Le programme qu’il proposera à Montréal le 31 mars (et à Ottawa le 12 avril) est bâti autour des compositeurs qu’il affectionne particulièrement: Haydn, Mozart et Beethoven. Il proposera en deuxième partie les impressionnantes Variations Diabelli de Beethoven, monument de 50 minutes que Brendel qualifie lui-même de « la plus grande œuvre pour piano jamais écrite, rien de moins! ». Il retourne à cette œuvre-phare après un éloignement de 10 ans. « Il y a 30 ou 40 ans, l’œuvre était rarement jouée, se souvient-il, mais maintenant de plus en plus de jeunes pianistes s’y attaquent. J’ose espérer que j’ai su servir de déclencheur en persuadant mes collègues de la découvrir par eux-mêmes. L’œuvre reste dans une seule tonalité (do majeur) presque entièrement et pourtant transmet une telle diversité de timbres et de caractères que le public ne s’ennuie pas… du moins, souhaitons-le! C’est également un abrégé d’humour musical. Le thème est traité avec une certaine dose d’ironie et plusieurs conséquences amusantes découlent de ce thème. » Il admet que son interprétation ne surprendra pas ceux qui ont entendu son enregistrement live du London Festival Hall (qu’on peut entendre dans la collection The Great Pianists de Philips): « Pour une fois, je pense que j’ai plutôt bien réussi! », ajoute-t-il non sans humour.

La première partie du récital se fera toute en tons mineurs et comprendra la Sonate en sol mineur de Haydn, « un compositeur beaucoup trop négligé. Il faut l’interpréter avec une qualité essentielle d’imagination et oublier l’étiquette pièce du xviiie siècle pour jeunes filles de bonne famille! s’insurge-t-il. Le pianiste interprétera également la Sonate en la mineur et la Fantaisie en ré mineur de Mozart. « Les sonates de Mozart sont certainement parmi les œuvres les plus difficiles du répertoire. Elles sont très rarement jouées. Tout d’abord, les pianistes croient que, puisqu’ils les ont étudiées très tôt, cela leur enlève tout mérite artistique. Pourtant, les gens qui connaissent quelque chose à l’approche pianistique partagent presque tous le point de vue d’Arthur Schnabel, qui disait qu’elles sont trop faciles pour les enfants et trop difficiles pour les artistes. Chaque note est tellement mise à nu, il n’y a rien à cacher. La plus petite inflexion doit être parfaite, bien dosée, exactement en place. L’artiste a besoin de beaucoup d’expérience et de maturité technique pour saisir l’essentiel et l’appliquer dans le moindre détail. » Un concert qui promet de passer dans les annales…

En récital le 31 mars 2001 à la Salle Claude-Champagne de l’Université de Montréal dans le cadre des festivités entourant le cinquantième anniversaire de la Faculté. Reprise du même programme le 12 avril 2001 au Centre National des Arts d’Ottawa.

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