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La Scena Musicale - Vol. 6, No. 2

Les prodiges : un cadeau empoisonné ?

Par Lucie Renaud / 1 octobre 2000

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On note chez certains enfants des facultés tellement extraordinaires qu’on ne saurait les rattacher à aucune cause connue. On cite souvent le cas de Mozart, transcendant les difficultés de deux instruments dès ses premiers balbutiements ou presque, mais il ne règne pas seul au panthéon des musiciens prodiges. Paganini, Liszt, Beethoven, Rubinstein, Wieniaski et, plus récemment, Yehudi Menuhin et Yo-Yo Ma, sans oublier les Canadiens André Mathieu, Shauna Rolston et Alexandre Da Costa, tous ont démontré des dons exceptionnels pour leur instrument dès leur plus jeune âge. Certains prodiges donnent parfois l’impression d’être des animaux de cirque bien dressés. Pourtant, d’autres nous stupéfient, non pas tant par leur virtuosité brute ou leur assurance que par une richesse d’expression déroutante.

La part des parents

On ne peut relier le génie précoce à des facteurs héréditaires. On peut noter par contre une corrélation entre l’engagement des parents et les accomplissements de l’enfant. Le rôle parental dans le développement du potentiel d’un enfant prodige peut passer par une palette infinie de nuances, du parent attentionné mais pas trop directif jusqu’à l’obsession maladive ! Le violoncelliste Janos Starker raconte souvent l’histoire amusante de sa mère lui préparant de minuscules sandwiches qu’elle déposait sur son lutrin, lui enlevant ainsi la tentation de se lever et d’aller voir ailleurs ! Elle avait même acheté un perroquet qu’elle avait dressé à répéter une unique phrase, « Exercices, Janos, exercices ! » Une méthode qui, compte tenu des résultats, ne devrait peut-être pas être dénigrée ! Franchement moins amusante est l’histoire de la pianiste Ruth Slezynska qui avait fait ses débuts en 1929 à l’âge de quatre ans. Dans son autobiographie, elle raconte comment son père la forçait à s’exercer pendant neuf heures tous les jours sans tolérer aucune erreur, allant jusqu’à la frapper à la moindre fausse note. À l’âge de 15 ans, une dépression grave mit un terme abrupt à sa carrière.
Les dangers qui guettent le prodige sont bien réels. Le violoncelliste Yuli Turovsky, chef de l’orchestre de chambre I Musici de Montréal qui accompagnera la jeune prodige Maria-Elisabeth Lott (voir encadré) à la fin du mois, précise : « Il est parfois difficile de résister à la tentation d’exploiter ce potentiel immense. Dieu semble s’être penché sur le berceau de ces enfants en leur versant une avance de talent. Quand ils atteignent l’âge adulte, ils cherchent à comprendre le processus de création musicale et se trouvent souvent incapables de le faire. La transition s’avère difficile. Sur cent prodiges, je dirais qu’un seul devient un artiste véritable. Je pense à Anne-Sophie Mutter qui, après un silence quasi total de près de deux ans, est revenue en force et mène maintenant une brillante carrière. »

Le devoir du professeur

Le rôle du professeur dans le développement d’un enfant prodige reste essentiel. Il doit servir de guide et rationaliser le travail effectué par le musicien : la technique, les détails de phrasé, le sens de l’interprétation. Il importe également de veiller à transformer une machine merveilleuse en adulte équilibré. L’adolescence, une étape douloureuse, même pour les enfants « normaux », se transforme souvent en calvaire pour les supervedettes d’un instrument. « Les enfants s’habituent à être considérés comme exceptionnels, mais souvent, à l’adolescence, les musiciens qu’ils avaient toujours vus comme inférieurs les rattrapent. À un certain niveau, tout le monde peut maîtriser les chevaux de bataille du répertoire », rappelle M. Turovsky. Le professeur doit savoir quand pousser l’enfant, mais aussi le retenir. Il peut s’avérer dévastateur de constater qu’on a tout accompli enfant, qu’il ne reste plus aucun défi à relever à l’âge adulte. M. Turovsky note une autre lacune importante : « Les prodiges sont souvent tellement concentrés sur leur instrument qu’ils n’ont pas le temps de vivre des expériences culturelles : aller au musée, au théâtre, étudier la littérature. Ils se consomment eux-mêmes, ne pouvant plus se renouveler intellectuellement et émotivement. »
On peut se demander pourquoi certains professeurs semblent des usines à prodiges. La réponse est simple. Il suffit souvent qu’un seul prodige soit associé à un professeur pour que, spontanément, tous les parents des aspirants se ruent sur celui-ci, croyant qu’il détient une recette magique. On pourrait qualifier Dorothy DeLay, de l’école Julliard de magicienne du violon. En effet, elle a formé Itzhak Perlman, Midori, Nigel Kennedy, Nadja Salerno-Sonnenberg, Sarah Chang et plusieurs autres vedettes. Elle insiste pour que ses élèves s’exercent un minimum de cinq heures tous les jours, en excluant les répétitions d’orchestre ou de musique de chambre. En réalité, les jeunes violonistes jouent ainsi entre 10 et 12 heures. Il n’est donc pas tellement surprenant de constater les progrès phénoménaux accomplis dans un court laps de temps.

Géographie des prodiges

On peut cibler des zones géographiques qui comptent un nombre effarant de prodiges. La plupart des grands violonistes du début du XXe siècle étaient originaires de Russie ou de l’Europe de l’Est. Pensons à Efrem Zimbalist, Nathan Milstein, Mischa Elman, Jascha Heifetz. « Tous ces violonistes étaient juifs, explique M. Turovsky, lui-même un produit des conservatoires russes. Les parents voyaient, en encourageant leurs enfants, une façon d’améliorer les conditions de vie de toute la famille. Les Juifs n’avaient pas le droit d’habiter dans les capitales, sauf les musiciens talentueux. C’était le rêve de tous les parents, une porte de sortie vers l’Occident. »

Plus récemment, le vent semble tourner du côté de l’Asie. La société orientale a une tradition de profond respect du travail durement accompli et porte une vénération sans borne au professeur. Turovsky croit également que l’étude de la musique classique demeure une façon privilégiée d’accéder à la culture occidentale : « L’attrait de la nouveauté compte pour beaucoup, pense-t-il. On reproche souvent aux musiciens asiatiques de posséder une technique époustouflante, mais de rester très superficiels musicalement. Je suis convaincu que c’est parce que ce type de musique n’est pas encore entré dans leur sang, dans leurs gènes. Pourtant, quand ils interprètent des mélodies anciennes sur des instruments folkloriques, ils démontrent une expressivité fantastique. »

Étincelle de génie, labeur intense, parents très présents, professeur totalement dévoué, voilà autant de composantes dans une équation parfois explosive, à l’équilibre souvent difficile à atteindre. Bénédiction ou malédiction ? Le débat reste entier.


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