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La Scena Musicale - Vol. 6, No. 1

XXe siècle -- Les Six, le Coq et l'Arlequin

Par Stéphane Villemin / 1 septembre 2000

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L'année 2000 marquant le 75e anniversaire de la mort de Satie, La Scena en dresse ce mois-ci un portrait.

« Ayant grandi au milieu de la débâcle wagnérienne et commencé d'écrire parmi les ruines du debussysme, imiter Debussy ne me paraît plus aujourd'hui que la pire forme de la nécrophagie. » C'est ainsi que Georges Auric, dans le premier numéro de la revue Le Coq, allait exprimer la nécessité d'un renouveau artistique au début de l'année 1920. « Depuis, nous avons eu le cirque, poursuit-il, le music-hall, les parades foraines et les orchestres américains. Comment oublier le Casino de Paris, ce petit cirque, boulevard Saint-Jacques, ses trombones, ses tambours. Tout cela nous a réveillés. » Ce mouvement, qui s'amplifiera dans les années 20, ne concerne pas que les seuls musiciens. Tout un groupe d'écrivains, de peintres et d'intellectuels s'est déjà rallié autour du poète Jean Cocteau le rassembleur. Touche-à-tout et avant-gardiste, Cocteau fréquente les Ballets russes dès 1910 et collabore 2 ans plus tard avec Diaghilev et Nijinsky à la création du ballet Le Dieu bleu. Passionné par l'oeuvre de Stravinsky, il prend parti contre les détracteurs du Sacre du Printemps et, surtout, se lie avec Erik Satie, dont l'originalité du style et l'engagement auront un impact profond sur ses idées. Car avant même que les Six ne soient officiellement lancés par Cocteau et le critique musical Henri Collet en janvier 1920, Satie avait déjà révélé les signes de la nouvelle tendance, entre autres dans son ballet Parade, créé en 1917. Avec Parade, le cirque cesse d'être seulement une attraction pour les enfants; il devient un symbole artistique.

Six jeunes musiciens

À peine sortis du conservatoire, six jeunes compositeurs ont coutume de se retrouver tous les samedis soir dans un petit restaurant parisien. Mais Darius Milhaud, Francis Poulenc, Arthur Honegger, Georges Auric, Louis Durey et Germaine Tailleferre ne sont pas seuls. Les pianistes Marcelle Meyer et Juliette Meerovitch, le chanteur russe Koubitsky, les peintres Marie Laurencin, Irène Lagut et Valentine Gross (qui n'était pas encore mariée à Jean Hugo), sans oublier les écrivains Lucien Daudet, Raymond Radiguet et, bien sûr, Jean Cocteau, y sont aussi. Après le dîner, le groupe des samedistes se rend à la Foire du Trône ou va admirer les mimes des frères Fratellini au cirque Médrano. Les soirées se terminent chez Darius Milhaud ou au bar Gaya pour écouter Jean Wiéner jouer de la musique nègre. Cocteau lit ses derniers poèmes. Milhaud et Auric, rejoints par Arthur Rubinstein, jouent Le boeuf sur le toit à six mains. Cette pièce de Milhaud, créée en 1920 au Théâtre des Champs-Élysés avec la présence sur scène des fameux frères Fratellini, va devenir le morceau à succès des samedistes. Si bien que le propriétaire du fameux bar Gaya donne à son nouveau restaurant rue Boissy-d'Anglas le nom de Boeuf sur le toit. Jean Wiéner et Clément Doucet font le reste pour faire de cette adresse un lieu de rencontre à la mode. Les autres oeuvres phares du groupe sont Adieu New York de Georges Auric et Cocarde de Francis Poulenc.

Pendant ce temps, Erik Satie vit dans la misère à Arcueil. Il n'a pas assez d'argent pour suivre le groupe des jeunes, de vingt-cinq ans ses cadets. Il les retrouve néanmoins ici et là pour collaborer à la revue Le Coq ou dans des concerts où ses oeuvres côtoient celles des Six. En véritable père spirituel, il organise même une conférence sur les Six en 1921.

Satie le mentor, Cocteau le porte-voix

L'opposition à Wagner et à Debussy décrite par Georges Auric dans Le Coq n'est pas nouvelle à son époque. Satie a déjà composé Les Gymnopédies, des pièces ironiques, voire cyniques, empreintes d'une grande volonté de dépouillement. Trop de notes tue les notes. Il faut dire l'essentiel en un coup de crayon. Cocteau résume ainsi l'art de Satie: « Après la franchise bariolée de Stravinsky, autre franchise toute blanche. Satie invente une simplicité neuve. L'air transparent déshabille les lignes. La douleur ne grimace pas. »1 Fernand Léger vaut mieux que Pissarro et Monet. Finis les nuages et les reflets dans l'eau, l'art est dans la rue, dans la foire, dans l'usine et au travail (pour preuve, l'humoristique Sonatine bureaucratique). À la différence de ses jeunes confrères, Satie est un idéologue extrémiste. Il vit ses idées sans complaisance et sans intransigeance, même s'il souffre de son isolement et de sa pauvreté. « Cette vie de mendigot me répugne », écrivait-il à Valentine Gross. Dès leur premier concert en 1917, les jeunes musiciens (qui ne sont pas encore groupe des Six) invitent Satie à jouer Parade à quatre mains avec Juliette Meerovitch. En 1918, avant un concert des Nouveaux Jeunes, Satie présente au public les talents de chacun des six musiciens. Mais Satie n'a pas l'aisance d'un Cocteau au milieu de la société parisienne.

Jean Cocteau n'est pas à proprement parler un mondain, mais plutôt l'archétype de l'intellectuel en ce début de siècle. Il brille d'un salon à un autre, lorsqu'il n'est pas sur la Côte d'Azur pour mieux fuir la société parisienne qu'il hait mais dont il ne peut se passer. Il sait frapper aux bonnes portes pour trouver un mécène. Coco Chanel lui a toujours fait confiance et n'a jamais hésité à payer ses traites, ni à créer les costumes de ballets avant-gardistes tels qu'Antigone (musique d'Honegger) ou Le train bleu (musique de Milhaud). Cocteau fréquente aussi les fameuses soirées de Misia Sert décrites avec force détails dans les mémoires du pianiste Arthur Rubinstein. Anna de Noailles a été son égérie pendant de nombreuses années; il côtoie aussi les comtesses de Greffuhle et de Chevigné (qui ont inspiré à Proust le personnage de la duchesse de Guermantes), tout comme les Polignac et les Étienne de Beaumont. Avoir Proust comme parrain est la garantie d'une notoriété parmi la société parisienne. Cocteau, pourtant, papillonne. Toujours avide d'exceptionnel, d'extraordinaire, il n'hésite pas à faire de la surenchère auprès de tous les nouveaux venus susceptibles d'éveiller son intérêt: Anna de Noailles, qu'il porte au pinacle avant de prendre ses distances; Raymond Radiguet, qu'il lance comme le nouveau produit littéraire à la mode; puis plus tard, Jean Marais et Jean Genet, pour n'en citer que quelques-uns.

Il est permis de se demander si les Six n'ont pas été sacrifiés sur l'autel de cette très envahissante personnalité.

Le groupe des Six reçoit son nom le 16 janvier 1920, bien qu'il ait commencé à se réunir en 1918. Il ne survivra pas à l'année 1923. Dès 1921, Louis Durey se retire du groupe, malgré les supplications de Milhaud et de Cocteau. Las de Paris et de ses intrigues, il se réfugie à Saint-Tropez, cherchant l'inspiration dans la solitude. Son départ compromet l'oeuvre emblématique commune, Les Mariés de la Tour Eiffel, qui devait être l'étendard artistique du groupe des Six. Germaine Tailleferre complète la partie de Durey afin que la pièce puisse être créée le 18 juin 1921. Par la suite, les personnalités des cinq autres musiciens s'affirment, et ces jeunes frais émoulus du conservatoire connaissent à leur tour les affres de la vie de compositeur. Satie constate qu'il n'y a plus de groupe des Six mais, plutôt, six musiciens. Un peu plus tard, en 1923, il affirme même: « Les Six sont Auric, Milhaud et Poulenc. » Cette même année, l'auteur de Parade inspire un autre mouvement appelé École d'Arcueil. Henri Sauguet, Maxime Jacob, Henri Cliquet-Pleyel et Roger Desormières semblent prendre la relève, mais faute d'un réel meneur, ce second groupe sera encore plus éphémère que celui des Six.

1. Cocteau, Jean. Carte blanche, Éditions Stock.


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