Accueil     Sommaire     Article     La Scena Musicale     Recherche   

La Scena Musicale - Vol. 6, No. 1

Gilles Cantagrel -- Passion Bach

Par Lucie Renaud / 1 septembre 2000

English Version...


Passion Bach, le plus récent ouvrage du musicologue Gilles Cantagrel (en librairie le 10 septembre) traite de l'homme derrière le maître. Ce titre décrit aussi admirablement l'homme qui s'est donné comme mission de détruire les images fausses qui entourent « le père de la musique ». Il sera de notre côté de l'Atlantique ce mois-ci, répondant à l'invitation de son ami Jacques Boucher, directeur des Jeunesses Musicales du Canada. La Scena l'a rencontré pour vous.

Selon Cantagrel, pour comprendre l'oeuvre de Bach, il reste essentiel de mieux connaître l'homme. « On dit toujours, par exemple, avec un tremblement d'émotion dans la voix, "le cantor de Leipzig". Il faut savoir que Leipzig, à l'époque, comptait 23 000 habitants et que pour traverser la ville à pied dans sa plus longue diagonale, il fallait tout au plus 15 minutes. Cela change sérieusement la perspective. Bach détestait d'ailleurs ce titre de cantor, qui signifiait simplement "maître d'école". Il préférait de beaucoup celui de "directeur musical de la ville". Après tout, il était chef d'orchestre, compositeur, organisateur de concerts, expert en orgue et, bien sûr, professeur. »

L'image d'un professeur attentif aux progrès de ses élèves semble bien loin de celle généralement véhiculée auprès des amateurs. Pourtant, Bach était reconnu comme un pédagogue de très haut niveau en son temps. Au XVIIe siècle, les écoles de musique et les conservatoires n'existaient pas encore. L'éducation musicale se résumait souvent à former des chanteurs qui agrémenteraient les offices luthériens. D'autres institutions, les écoles de latin, préparaient à l'université en proposant un programme centré sur les humanités. Les universitaires qui désiraient poursuivre une formation musicale de haut niveau se rendaient ensuite chez un maître. L'âge moyen des élèves de Bach oscillait ainsi entre 17 et 21 ans. En début de carrière, Bach a donc enseigné à des élèves plus âgés que lui, avec les désagréments que cela peut impliquer.

Les recherches dans les documents d'époque qu'a effectuées Gilles Cantagrel permettent de se faire une idée assez précise des particularités de l'enseignement de Bach: « Il faisait d'abord réaliser une basse chiffrée, un chant, pour savoir si l'élève avait le sens de la musique, sinon ce n'était vraiment pas la peine selon lui d'étudier la musique. C'était terrible! On devenait compositeur en même temps que claveciniste, étudiant en même temps le jeu des doigts et la pensée musicale qui va avec elle. » Bach possédait une obsession du travail bien fait, il n'arrêtait jamais. Il affirmait d'ailleurs qu'en travaillant, tout le monde pouvait en faire autant! Il mettait sur le pupitre de débutants qui savaient à peine jouer les préludes et fugues du Clavier bien tempéré, rédigé en premier lieu pour son élève préféré, son fils Wilhelm Friedmann, avec lequel il expérimentait des approches nouvelles. Le musicologue a d'ailleurs examiné un manuscrit d'une des premières pièces qu'ait travaillée Wilhelm Friedmann et y a fait des découvertes étonnantes: « La polonaise était entièrement doigtée, ce qui donne une bonne idée de la technique adoptée par Bach. Pour une première fois, on y voit apparaître les doigtés modernes, avec l'usage du pouce, jusque-là inutilisé. Cette innovation extrêmement importante a fait accomplir des progrès considérables à la technique instrumentale. Carl Philip Emmanuel Bach confirme d'ailleurs ces découvertes dans son traité sur l'art de jouer le clavecin. »

Quelques marottes habitaient le grand homme. Parmi celles-ci, Cantagrel mentionne le souci de l'équilibre, d'achèvement: « Cela lui fait refermer ce qu'il a ouvert, ce que j'appelle le "bouclage des oeuvres". Très souvent, le compositeur imagine des structures bouclées; à la fin des Goldberg, par exemple, on reprend l'Aria du début. Cela permet d'avoir des systèmes musicaux autonomes, parfaitement cohérents et refermés sur eux-mêmes. Ceci peut s'expliquer par un besoin d'ordre psychologique, une espèce de peur devant la vie qui avait broyé Bach en lui enlevant ses deux parents à l'âge de neuf ans. Quand on fréquente son oeuvre, on réalise que l'homme, comme plusieurs créateurs, est un anxieux profond et qu'il a, chevillée au fond de lui, une douleur existentielle, une angoisse de vivre qu'il sublime par la création. »

Paradoxalement, les témoignages de l'époque décrivent un homme extrêmement agréable à fréquenter. Des factures d'achat de vin prouvent d'ailleurs qu'il aimait bien goûter aux bonnes choses de la vie. Sa conversation semblait des plus édifiantes. « Il y a des gens que l'on fréquente et qui, après une heure, nous donne l'impression d'avoir été plus intelligent que d'habitude. Bach était de ceux-là, un être très cultivé », souligne Cantagrel. Tout comme le musicologue, pourrait-on ajouter.

Quand on l'interroge sur les raisons de son profond attachement à ce compositeur plutôt qu'un autre, Cantagrel répond, perplexe: « Je n'en sais rien! Je serais tenté de répondre comme Montaigne, "parce que c'était lui, parce que c'était moi". Je crois qu'il n'existe pas de plus belle définition de l'amitié que celle-là. Quand on s'intéresse plus particulièrement à quelqu'un, c'est qu'il a quelque chose à nous apporter, au-delà du temps. Je n'ai pas choisi Bach, c'est Bach qui m'a choisi. » Cette belle amitié semble d'ailleurs ancrée dans les souvenirs de sa plus tendre enfance. Sa grand-mère et sa mère jouaient toutes deux du Bach ainsi qu'une vieille dame dans son immeuble qui raffolait du Clavier bien tempéré. Ses premières leçons de piano furent également dédiées au compositeur. Dès l'âge de 11 ans, il chante dans les chorales, entre autres des chorals extraits des Passions. « Ça m'a bouleversé, confie-t-il, cette musique mariée à la spiritualité intense qui se détache des offices de la semaine sainte, une expérience dont je ne me suis jamais relevé. »

Il fera un peu de piano avant de se consacrer à l'orgue. Il avoue par ailleurs être capable de jouer des extraits entiers d'opéras de Wagner de mémoire, et ce, sans préparation! Il croit en la nécessité de ne pas dissocier les domaines de la connaissance, ce qui a motivé son choix de poursuivre des études universitaires en physique et en histoire de l'art: « Tout se relie dans l'acoustique architecturale. L'évolution du langage musical s'explique par les conditions acoustiques dans lesquelles les compositeurs avaient à se faire entendre. » Il déplore d'ailleurs qu'aujourd'hui l'on joue n'importe quoi n'importe où.

Pour Cantagrel, Bach demeure « le père de la musique, on s'en inspire encore ». Pas besoin de chercher plus loin la raison qui l'a motivé à accepter l'offre de venir présenter les quatre concerts proposés par les Jeunesses Musicales dans la série « Bach vers le futur ». Quatre compositeurs ont été approchés pour assaisonner le baroque à la sauce contemporaine. Les lettres BACH se trouveront ainsi exploitées sous forme de variation, mais ont également motivé le choix des compositeurs: Denis Bédard, Serge Arcuri, Barrie Cabena et Jacques Hétu. Cantagrel salive à l'avance et conclura: « Bach ne devrait pas être un produit de consommation. C'est une musique vivante, qui nous nourrit toujours, notamment les compositeurs. C'est un musicien universel, pas seulement l'apenage des tenants de la musique baroque, qui a encore plein de choses à nous dire, véritablement tourné vers l'avenir. » Une passion dévorante qui, si l'on se fie au musicologue, saura contaminer des générations à venir!

Neuf concerts seront présentés du 18 au 22 septembre dans cette série « Bach vers le futur/Bach to school ». Quatre créations y seront entendues et le jeune public montréalais pourra participer à un concept de concert inusité à la Maison des Jeunesses Musicales.

En plus de son livre Passion Bach, tout en images, qui dépeint les lieux où le cantor a travaillé, Gilles Cantagrel a publié sur le sujet Bach en son temps et Le moulin et la rivière aux éditions Fayard.


English Version...

(c) La Scena Musicale 2002