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La Scena Musicale - Vol. 5, No. 8

La dernière note - Jouer avec la propagande

Par Norman Lebrecht / 1 mai 2000

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On pourrait croire, à voir tout le monde s'exciter, que celui qui est né à Montbrison (Loire) il y a 75 ans a été une sorte de sauveur de la musique.

L'anniversaire de naissance de Pierre Boulez est célébré à une échelle que même Richard Wagner aurait pu trouver embarrassante. Le London Symphony Orchestra trotte derrière lui depuis janvier, du Centre Barbican au Carnegie Hall. Tout au long de ce printemps, Boulez acceptera des bouquets à la South Bank, à la Cité de la Musique de Paris, à Bruxelles, à Cologne et ailleurs. Il passera l'été à Aix, Salzbourg, Édimbourg et Lucerne, aucun grand festival n'étant négligé.

Sa bouille souriante fait la couverture de douzaines de publications. De mémoire, aucun musicien n'a été aussi fastueusement célébré. En comparaison, Igor Stravinsky, en juin 1957, a passé le jour de son 75e anniversaire à Los Angeles, où il vivait, en assistant à la première d'Agon, le ballet qui annonçait sa troisième transformation créatrice. Il a par la suite dirigé l'uvre à Paris - pour le Domaine musical, dirigé par Boulez - puis il a passé l'été tranquillement à la Darlington School, dans le Devon rural.

Le parallèle est frappant. Toute sa vie, Stravinsky a ouvert des portes et les esprits. Boulez s'est donné la mission contraire, celle de rétrécir les choix en musique. Sa première intervention publique a consisté à diriger une manif anti-Stravinsky après la guerre. Puis il a déclaré : « Schoenberg est mort. » Il a pu soutenir que la musique européenne a évolué en suivant un fleuve menant de Bach, Beethoven, Wagner, Mahler, Schoenberg et Webern jusqu'à lui-même, les tributaires s'appelant Debussy, Bartók et Stravinsky. Il a condamné, dans un jugement cruel et totalitaire, les compositeurs marginaux comme étant « inutiles ».

Son écriture, la plus serrée que j'aie vue, réprimée et répressive, ferait les délices d'un graphologue. Ses vues sont dogmatiques. Il préfère Stravinsky à Prokofiev, comme tout le monde. Mais Stravinsky serait un compositeur « important », Prokofiev « inférieur ». Tout musicien qui déroge à la ligne approuvée est « réactionnaire ». Il se gausse des « conservateurs » Chostakovitch et Britten. Il recourt en musique aux jugements de valeur d'un commissaire ou d'un ayatollah. Il s'est une fois qualifié lui-même de « stalinien à 300 p. cent ».

Boulez est un propagandiste hors-pair, le plus grand après Leonard Bernstein, dont il condamnait la musique. Boulez a rompu avec les règles de la salle de concert en s'entourant de jeunes. Pour plusieurs, il a été un aiguillon musical. Pourtant, pour chaque piste ouverte, une avenue était bouchée. À Paris, son influence omniprésente a repoussé Milhaud, Honegger, Dutilleux et Ohana à la périphérie de province.

Il a convaincu des présidents de lui construire un studio, l'IRCAM, où les compositeurs et les ordinateurs pourraient réaccorder l'avenir, et une cité de la musique où cet avenir pourrait résonner. En 23 ans, l'IRCAM a livré une couple de partitions électroniques britanniques et une certaine technologie en défense. La Cité est un temple élevé à la vanité. Les normes parisiennes en matière d'orchestres sont parmi les plus relâchées du monde moderne et la dernière vague de compositeurs français a été étouffée dès sa naissance.

Boulez lui-même n'a pratiquement produit, depuis le séduisant Répons de 1981, que des révisions et des développements de compositions anciennes. Il se consacre à récrire sa propre histoire, en corrigeant les sévérités du passé. Le grand spécialiste de Beckett, Andrew Benton, le compare au dramaturge irlandais qui puisait et repuisait dans ses propres écrits, d'une écriture également minuscule, résistant au chant des sirènes qui l'appelait à créer du nouveau pour la simple nouveauté.

Chez Boulez, cependant, le blocage de la création constitue une forme éminemment personnelle de constipation idéologique. Il ne peut bouger, l'avenir de la musique s'étant évadé sans lui. La musique d'aujourd'hui a renversé les barrières artificielles. Les quatuors à cordes s'exécutent maintenant avec un sarod obligé et les lions de l'avant-garde s'allongent au côté des brebis du folk-rock. Les cellules du sérialisme ont été fracassées et le compositeur Boulez est resté planté dans sa tour d'ivoire, privé des vitamines de sa certitude.

Il continue de promettre qu'il se vouera à la composition, et peut-être tiendra-t-il parole. Mais la direction est une distraction forte, qui répond à son besoin de communiquer.

Boulez a toujours été un excellent chef, doué d'une oreille très fine et d'un jeu de doigts expressif - il n'a jamais adopté la baguette. La clarté et la structure étaient ses mots d'ordre, et l'expression de l'émotion était étrangère à son âme austère. Les musiciens me disent qu'il les supplie encore de se retenir dans les mouvements les plus extravertis de Mahler, mais il leur accorde une liberté d'expression en concert et, comme beaucoup de chefs vieillissants, il baisse parfois les bras et les laisse faire à leur tête. Une Pavane pour un infante défunte de Ravel, qui paraîtra prochainement avec l'orchestre de Cleveland, laisse flotter les brises les plus délicates qu'il soit donné d'entendre. Ses enregistrements se vendent exceptionnellement bien au Japon. La présente parade du 75e anniversaire est une suite de son succès commercial.

La direction d'orchestre a été pour Boulez une route vers le pouvoir. « En politique, on appelle cela du noyautage », m'a-t-il confié un jour. Il a élargi son menu spartiate de manière à inclure des archi-réactionnaires comme Strauss et Bruckner, dont il a enregistré la Huitième Symphonie avec le Philharmonique de Vienne dans l'église du compositeur à Linz. Une rumeur mauvaise voudrait que Boulez s'apprête à endisquer Le Bourgeois gentilhomme de Strauss, un exemple du genre vers lequel il se tourne maintenant.

Mais même en régression, ou déguisé, le propagandiste chez Boulez a encore un programme à défendre. Il aborde les vieux chefs-d'uvre autrement que les autres chefs, dit-il, car il les voit avec du recul, à travers le prisme du modernisme. Ses enregistrements de Mahler sont vendus comme du « Mahler pour le XXIe siècle ». En personne, Boulez est un homme modéré et charmant. Sur papier, son arrogance laisse pantois.

J'aurais aimé l'interroger sur ses vues actuelles, mais ses laquais ont reçu l'ordre strict de protéger le maître contre les dissidents connus. C'est malheureux, parce que Boulez, malgré sa fatuité, avait l'habitude d'aimer les échanges d'idées. En France, où on le juge infaillible, un livre qui osait dénoncer son hégémonie a été frappé d'hérésie. Il continue à regarder de haut les nouveaux compositeurs de talent. Pourtant, au moment où Boulez se retourne sur le podium pour recevoir les ovations, on peut voir une légère grimace au coin de ses lèvres. Il recherche l'acclamation et simultanément s'en méfie, dans un même réflexe angoissé.

S'est-il adouci avec l'âge? J'en doute. Plutôt, il a appris à modérer ses dogmes.

Quant à son héritage, et en dépit de toutes les gloires du Marteau sans maître et de Pli selon pli, Boulez ne peut guère espérer laisser sa marque comme grand compositeur. Contrairement à Stravinsky, il n'a pas assez écrit, et encore moins évolué. Sa fonction aura été celle d'un exécutant plus que celle d'un inventeur. Il n'a pas été un sauveur, mais un vendeur. Dans les annales de la musique du XXe siècle, maintenant closes, Pierre Boulez sera vu comme un curateur puissant, non comme un créateur.

[Traduit par Alain Cavenne]

Norman Lebrecht est l'auteur d'une chronique musicale dans The Daily Telegraph et dans La Scena Musicale Online.


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