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La Scena Musicale - Vol. 5, No. 7

Pierrot lunaire de Schönberg : un événement marquant

Par John Winiarz / 1 avril 2000

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Pierrot lunaire de Schönberg a été créé à Berlin en 1912. Cette œuvre a établi les standards selon lesquels la musique des autres compositeurs allait être appréciée. Selon le compositeur Charles Wuorinen : « C'est une œuvre que tout compositeur cultivé se doit de connaître et, jusqu'ici, tous les compositeurs ont reconnu son importance. »

Igor Stravinski a noté dans Diaries and a Dialogue, 50 ans après avoir assisté à sa formidable première : « J'étais conscient qu'il s' agissait là de la plus presciente confrontation de ma vie. » Pierrot lunaire a ouvert la route pour la création d'un large éventail de jalons musicaux du XXe siècle dont Le Marteau sans maître (1954-1957) de Pierre Boulez (« mon Pierrot lunaire », avait-il déclaré en 1955), Eight Songs for a Mad King (1969) de Maxwell Davis, et le Pierrot solaire (1994) du compositeur canadien Jan Jarvlepp (« une antidote contre l'ancienne musique allemande empreinte d' anxiété ») ainsi qu'à la formation de l'ensemble Pierrot Players.


Bien que Pierrot lunaire soit écrit dans une atonalité libre, cette œuvre marque un retour au contrepoint et s'oriente vers l'atonalité ordonnée du sérialisme. Cependant, l'aspect du style expressionniste de Schönberg qui a eu le plus grand impact sur les compositeurs a été sa façon de concevoir la musique comme un champ libre de 12 tons chromatiques où la configuration des notes pouvait servir de règle. La musique contextuelle, où chaque composition détermine son propre vocabulaire et sa propre méthode, peut être comprise uniquement en fonction de ces nouvelles limites moins restrictives.

Au clair de la lune, Mon ami Pierrot

L'œuvre est un mélodrame, forme populaire à l'époque, où la poésie était parlée sur un fond musical. Le titre la décrit comme « trois fois sept poèmes d'après le Pierrot lunaire d'Albert Giraud traduit en allemand par Otto Erich Hartleben ». C'est la dernière production importante de la période expressionniste de Schönberg, qui s'étend de 1907 à la Première Guerre mondiale.

Schönberg (1874-1951) a atteint sa maturité musicale à Vienne, la ville de Freud et le centre du mouvement expressionniste qui prévalait en Allemagne et en Autriche au début du XXe siècle. Généralement, l'expressionnisme dans l'art se définit comme la subordination de la représentation de la nature en faveur de l'expression émotive.

Allant jusqu'au non-figuratif, certains artistes expressionnistes transmettaient les émotions directement, sans l'influence du monde visible.

Alors que le peintre Wassily Kandinsky faisait ses premières peintures abstraites, Schönberg a abandonné la tonalité. Durant cette période, sa musique semblait sortir des profondeurs de sa psyché. Dans son chef-d'œuvre expressionniste Erwartung (Attente ) op. 17 (1909), l'hystérie d'une femme à la recherche de son amant est évoquée par un monologue intérieur exprimé par une musique agitée, athématique et atonale sur le rythme libre de la prose.

En 1912, Schönberg a rencontré Albertine Zehme (1857-1946), une diseuse de cabaret versée dans le mélodrame et qui déclamait souvent des poèmes sur la musique de Chopin. Elle chantait aussi les poèmes mis en musique par Otto Wrieslander (1880-1950) du Pierrot lunaire d'Albert Giraud (1860-1929) traduit par Hartleben. Elle a fait connaître les poèmes de Giraud-Hartleben à Schönberg et lui a suggéré de composer la musique sur un cycle de récitatifs en vue de les présenter aux soirées d'un cabaret nouveau genre à tendance sérieuse. Dans son journal, on peut lire la réponse de Schönberg : « Une merveilleuse idée, qui me convient parfaitement. »

Prête-moi ta plume, Pour écrire un mot

Choisissant 21 poèmes, Schönberg a planifié une œuvre en trois parties. Dans la première, Pierrot, enivré par la lune, a des fantasmes amoureux, sexuels et religieux. Dans la deuxième, on le voit plongé dans un terrible monde cauchemardesque où il se livre au pillage et au blasphème. Enfin, dans la troisième, il retourne chez lui à Bergamo, hanté par la nostalgie d'un passé fabuleux.

La composition de Schönberg ignore la structure rigide des strophes et nous présente une grande variété formelle allant du contrepoint libre et non répétitif, dans Enthauptung (Décollation) à l'un des canons et fugue les plus stricts jamais écrits depuis la Renaissance dans Der Mondfleck (La lune moqueuse). Les huit instruments joués par cinq musiciens (piano, flûte-piccolo, clarinette-clarinette basse, violon-alto, violoncelle) sont placés différemment pour chaque partie et produisent ainsi une étonnante variété sonore. Parmi les moments marquants, on peut mentionner le duo fascinant de la flûte et du narrateur dans Der kranke Mond (La lune malade) et les sonorités sombres de la clarinette basse et du violoncelle dans Nacht (Nuit), où « des papillons noirs géants tombent sur les cœurs des hommes ». Il y a aussi un aspect inoubliable, le Sprechtimme, une sorte de déclamation étrange qui se situe entre la voix parlée et le chant. L'actrice-chanteuse donne la note suggérée et, suivant cette notation particulière, abandonne immédiatement cette note et monte ou descend avec plus ou moins de précision jusqu' à la prochaine note. C'était la première œuvre musicale à exiger une telle approximation détaillée de la ligne « mélodique ».

Plusieurs théoriciens de la musique croient que la description du titre, « Dreimal Sieben » (trois fois sept), avait une grande signification pour le compositeur, qui s' intéressait sérieusement à la mystique du nombre. Le nombre de poèmes choisis (21) représente les chiffres inversés de l'opus (12) et de l'année de la composition (1912). Les chiffres trois, sept et treize dominent l'œuvre. Ainsi, il y a trois auteurs impliqués — Giraud, Hartleben et Schönberg — et chacune des trois parties de l'œuvre comprend sept poèmes. Les poèmes, qui respectent rigoureusement la forme rondeau, comptent trois couplets totalisant treize lignes. (La première, énoncée trois fois au début, est ensuite répétée une fois à la septième et à la treizième ligne.) L'ensemble musical comprend sept membres (le chef, la récitante et les cinq instrumentistes), et le motif de sept notes de Pierrot (sol dièze, mi, do, ré, si bémol, do dièze, sol — une note pour chaque lettre du nom de Pierrot) est omniprésent dans l'œuvre.

Après 40 répétitions, Pierrot lunaire a été créé à la Salle Choralion de Berlin, le 16 octobre 1912. Zehme, costumée, se tenait seule sur la scène pendant que le compositeur dirigeait les musiciens derrière un écran. Le compositeur autrichien Anton Webern, qui assistait à la première, écrivit : « Naturellement, quelques personnes ont sifflé... mais ce fut sans importance. Le public s'est enthousiasmé après la deuxième partie et, durant la troisième, il y a eu un moment de chahut causé par un idiot qui riait... mais à la fin... ce fut un succès indiscutable. »

Ma chandelle est morte, Je n'ai plus de feu

Une fois Pierrot lunaire terminé, Schönberg a gardé un silence presque complet jusqu'à la parution de ses œuvres dodécaphoniques en 1924. Pierrot lunaire est rapidement devenu une succès populaire, en partie grâce à la vogue du sujet. Pierrot, un personnage de la commedia dell'arte, mi-pantin muet, mi-être sensible, représente l'homme qui doute de lui-même. Ce sujet a également séduit Picasso et Stravinski (dans Petrouchka).

L'œuvre est remplie d'ambiguïtés. Dans le texte, on passe souvent de la première à la troisième personne. Le ton « léger, ironique et satirique » s'allie à des sentiments de terreur, de violence et de nostalgie. Comme le soliste vocalise entre le chant et la voix parlée, la composition convient autant à la scène qu'à la salle de concert. Son caractère théâtral, mettant en vedette un acteur et faisant allusion à des scènes de théâtre, a influencé plus tard la musique de théâtre, entre autres celles de Cage, de Kagel et de Stockhausen.

A confusion dans Pierrot lunaire exprime un rapport fondamental créée par l'inconscient entre des sentiments aux antipodes : le désir et la cruauté, le plaisir et la souffrance, l'extase et la mélancolie. Si ces sensations exultaient les romantiques, les artistes projetaient maintenant leur sarcasme à travers le clown pathétique en ridiculisant l'image du poète, en parodiant ses actions héroïques et en tournant en dérisions ses exploits. Toutefois, c'est à travers l'esprit du clown que l'ironie s'affirmait à nouveau et donnait à l'artiste sa propre justification et la vision d'un nouveau monde spirituel.

Ouvre-moi ta porte, Pour l'amour de Dieu.

Traduit par Agathe Devault


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