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La Scena Musicale - Vol. 5, No. 6

Le Sacre du printemps : Le sacrifice de la continuité

Par Pierre Grondines / 1 mars 2000

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Stravinski Igor Stravinski (1882-1971) raconte qu'au moment où il mettait la dernière main à la musique de l'Oiseau de feu (1910), il fut saisi d'une vision : « J'entrevis dans mon imagination le spectacle d'un grand rite sacral païen : de vieux sages, assis en cercle, observant la danse de la mort d'une jeune fille, qu'ils sacrifient pour rendre propice le dieu du printemps. » Cette vision vint à Stravinski avec sa traduction sonore : les mains du musicien firent immédiatement résonner au piano un motif hoquetant - motif que le compositeur avouera avoir mis longtemps à savoir noter correctement à cause de la complexité de sa rythmique! Ainsi naquit la « Danse sacrale », ultime tableau du Sacre du printemps. Ce ballet, série de « Tableaux de la Russie païenne en deux parties », allait devenir l'une des plus audacieuses réalisations de la compagnie des Ballets russes de Serge de Diaghilev.

On le sait, la première du Sacre, le 29 mai 1913 au Théâtre des Champs Élysées à Paris, donna lieu à l'un des plus retentissants scandales de l'histoire de la musique. Dès les premières notes aiguës du basson, des moqueries et des sifflets fusèrent de la salle. La rixe entre partisans et opposants de l'œuvre était bruyante au point où la musique de Stravinski - souvent très sonore pourtant - devint inaudible... On ne sait trop ce qui, de la chorégraphie tribale de Vaslav Nijinski ou de la musique de Stravinski, avait le plus contribué au scandale.

Si le Sacre devait continuer à surprendre encore bien des auditoires - à la scène aussi bien qu'au concert - la partition, elle, allait défier l'imagination de maints compositeurs du XXe siècle. Il n'est pas exagéré de le dire : le Sacre constitue l'un des piliers du modernisme musical, aux cotés du Prélude à l'après-midi d'un faune de Claude Debussy (1862-1918) ou du Pierrot lunaire (1912) d'Arnold Schoenberg (1874-1951). Un tel statut mérite que l'on délaisse un peu l'argument chorégraphique et l'anecdote de la première parisienne du Sacre pour se demander ce qui, précisément, fait la force de cette musique.

Une musique de ruptures

Stravinski À son premier contact avec le Sacre, l'auditeur constate que plusieurs sections de cette œuvre sont interrompues abruptement au lieu de se clore. Il faut bien voir ici que la traditionnelle cadence finale - procédé musical conventionnel par lequel l'auditeur de Mozart ou de Brahms sent bien la conclusion d'un segment musical ou d'une œuvre - n'a pas cours dans le Sacre. Stravinski tranche plutôt au couteau le tissu sonore au moment où on ne s'y attend pas. Et lorsque dans le Sacre une section s'interrompt, c'est très souvent pour faire place à une autre, de nature toute différente, et ce, sans transition aucune. L'attention se voit brusquement proposer un objet nouveau... Cette pratique est à l'opposé de celle qu'on trouve dans les œuvres de tradition classique ou romantique, où l'on ménage normalement des transitions entre sections contrastantes.

Composer, selon Stravinski

On comprend maintenant que pour le Stravinski du Sacre, composer c'est essentiellement opposer. Le compositeur met en place des éléments contrastants, brefs ou élaborés, puis les oppose. Le début de la « Danse de la terre », qui clôt la première partie du Sacre, illustre bien cette manière : le compositeur y énonce deux blocs orchestraux brefs puis il les fait alterner d'une manière extrêmement irrégulière. On trouve un autre exemple tout aussi éloquent au début du « Jeux des cités rivales », avec cette fois des blocs plus élaborés. Ces exemples nous obligent à reconnaître, avec Pierre Boulez, combien le Sacre est « écrit gros ».

Un précédent

Si on veut trouver une source à ce goût du discontinu dans l'art de Stravinski, c'est dans l'œuvre de Modeste Moussorgski (1839-1881) qu'on doit la chercher. Le jeune Stravinski, formé au début du siècle à Saint Petersbourg auprès de Nicolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) dans la tradition des compositeurs nationalistes russes, a fréquenté l'œuvre de Moussorgski. Pour l'auteur de Boris Godounov (1869) et des Tableaux d'une exposition (1874), une musique faite de moments musicaux contrastés était un antidote sûr à l'esthétique de la musique allemande d'alors - toute de continuité -, musique vis-à-vis de laquelle les compositeurs russes du XIXe siècle cherchaient à se démarquer.

Temps musical

La plus grande force du Sacre est qu'il confirme avec éclat l'avènement d'une nouvelle conception du temps musical. Cette œuvre se compare un peu à ces tableaux cubistes qui étalent une mosaïque de facettes. Dans la musique du Sacre, la discontinuité du fil musical crée l'illusion d'un temps morcelé en fragments de natures différentes. Cette conception du temps musical - qui trouvera chez Stravinski son paroxysme dans les symphonies d'instruments à vent (1920) - est née dans le même quart de siècle où des cinéastes russes, dont Sergeï Eisenstein (1898-1948) et Dziga Vertov (1895-1954), expérimentaient sur les effets de montage. Coïncidence?

Avatars

Parmi les compositeurs de l'entre-deux-guerres qui ont cherché à donner le change aux chassés-croisés de blocs orchestraux du Sacre, peu ont approché la finesse rythmique de la partition du maître russe. On assiste plus souvent à des coloriages rythmiques sans conséquences profondes sur le langage, comme dans les Carmina Burana (1937) de Carl Orff (1895-1982) ou les musiques de Sergeï Prokofiev (1891-1953) ou d'Aaron Copland (1900 1990). Avant la Seconde Guerre, seuls Edgard Varèse (1883-1965), Olivier Messiaen (1908-1992) ou Conlon Nancarrow (né en 1912) ont très tôt compris les innovations du Sacre. Amériques (1921) de Varèse, œuvre écrite pour très grand orchestre, se signale par un temps musical rompant avec la linéarité du romantisme et par un caractère tantôt incantatoire - grâce à des mélodies répétitives -, tantôt quasi tellurique. Amériques étonne par la maestria avec laquelle Varèse a très rapidement assimilé le meilleur de l'œuvre encore neuve de Stravinski.

Prosélytes

Dès les années 1930, Messiaen exploite, entre mille techniques rythmiques, celles puisées chez le Stravinski du Sacre. En 1939, il publie « Le rythme chez Stravinski », article où il expose les principes gouvernant la musique du compositeur russe. Titulaire de diverses classes au Conservatoire de Paris dès 1942, Messiaen attire bien vite à lui plusieurs des meilleurs jeunes compositeurs du monde entier. À ces disciples - Pierre Boulez, Iannis Xenakis, Karlheinz Stockhausen, György Kurtág, Serge Garant, Gilles Tremblay et une pléthore d'autres -, le Sacre est enseigné comme un classique incontournable du XXe siècle. Parmi ces jeunes musiciens, Pierre Boulez a lui aussi contribué puissamment à faire rayonner la connaissance des procédés rythmiques du Sacre en publiant en 1951 une remarquable analyse de l'œuvre.

Laissant loin derrière lui le tumulte de 1913, le Sacre est devenu, depuis le début de la seconde moitié du XXe siècle, une pierre d'assise pour tout compositeur. Que ce soit la fragmentation du temps musical en facettes, ou encore une certaine immobilité dans le mouvement, les idées maîtresses à l'œuvre dans le Sacre ont été abondamment reprises, métissées et transformées par nombre de compositeurs de tendances fort diverses depuis une cinquantaine d'années. La Turangalîla-Symphonie (1948) de Messiaen, Gruppen (1957) de Karlheinz Stockhausen (né en 1928), Pléiades (1978) de Iannis Xenakis (né en 1922), Earth Dances (1986) de Harisson Birtwistle (né en 1934), ou encore De Staat (1995) de Louis Andriessen (né en 1939) montrent que le sacrifice de la continuité musicale offert par l'auteur du Sacre du printemps aura finalement valu au XXe siècle une abondante floraison d'œuvres radicalement nouvelles.


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