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La Scena Musicale - Vol. 5, No. 6

Marek Jablonski (1939-1999) : L'ombre et la lumière

Par Lucie Renaud / 1 mars 2000

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Marek Jablonski Marek Jablonski est né le 5 novembre 1939 dans une Cracovie occupée par les nazis. Il commence très tôt des études pianistiques au conservatoire de sa ville. Son premier récital se déroule en 1945 devant un public tout à fait particulier : la salle est remplie d'officiers de la police secrète russe, voisins immédiats de la famille Jablonski. Cette enfance tumultueuse (Marek ne retrouvera son père, soldat dans les forces armées polonaises, qu'en 1947) laissera une marque indélébile sur sa personnalité adulte, faisant de lui le plus polonais des pianistes exilés. Il développera d'ailleurs une relation unique avec la musique de son compatriote Frédéric Chopin.

En 1949, comme bien d'autres familles européennes déchirées par la guerre, les Jablonski émigrent au Canada. Vancouver devait être leur nouveau port d'attache mais le hasard mêle les cartes et la famille s'installe plutôt à Edmonton. À Calgary, Marek poursuit ses études avec Gladys Egbert et l'été à Banff. Sa réputation de jeune virtuose s'étend progressivement et en 1955, à l'âge de 16 ans, il a la chance d'être entendu par le grand Rubinstein. Ce dernier, enthousiasmé par son talent, lui prédit une carrière éblouissante. Il restera d'ailleurs en contact avec Jablonski, lui prodiguant des conseils à l'occasion.

En 1958, le pianiste obtient la bourse Dimitri Mitropoulos et entreprend des études avancées à l'école Juilliard de New York auprès de Rosina Lhevinne, pédagogue exceptionnelle et épouse du géant de l'âge d'or du piano, Joseph Lhevinne. En 1961, il remporte le grand prix du Concours national des Jeunesses Musicales du Canada et fait ses débuts avec plusieurs orchestres canadiens, américains et européens. Il donne des récitals solo à Paris (salle Gaveau), Londres (Wigmore Hall), New York (Carnegie Hall), Vienne (Grossemusikvereinsaal), Milan et Montréal (Place des Arts). À cette époque, Jablonski était l'un des seuls solistes capables de remplir les grandes salles canadiennes. Le critique Gilles Potvin, au lendemain d'un récital donné à la salle Claude-Champagne en mars 1969, écrit à son sujet : « L'exécution de Jablonski était remarquable par le tableau bien net qu'il dessina de la structure de la Sonate no 3 de Brahms. Jablonski y révéla aussi une technique remarquable et un jeu capable d'une grande puissance. Avec cette exécution, Jablonski s'affirme de nouveau comme l'un des pianistes canadiens les plus ta-lentueux. Voilà un artiste d'envergure, digne des grandes salles de concert du monde. » Son répertoire de prédilection incluait Liszt, Brahms, Beethoven, Mozart, Schubert, Szymanowski et Rachmaninoff, mais surtout Chopin. En 1971, l'ONF tourne un film à son sujet intitulé Jablonski. À Toronto, il partage la vedette d'un concert de musique des années 1920 avec Glenn Gould. Il continuera de donner des concerts jusqu'à la toute fin de sa vie.

Le pédagogue (l'ombre)

Parallèlement à sa carrière de concertiste, Marek Jablonski se dédia passionnément à l'enseignement. En plus de ses élèves réguliers à l'Université d'Edmonton, il trouvait le temps et l'enthousiasme nécessaires pour offrir de nombreux cours de maître, tant au Conservatoire Royal de musique de Toronto qu'à Montréal, Bergamo, Milan ou Corfou (Grèce). Dès 1975, les plus courus étaient sans conteste les masterclasses qu'il donnait chaque été au Banff Centre for the Arts. Jablonski était plus qu'un professeur pour les jeunes pianistes qui le côtoyaient; il partageait volontiers avec eux ses soirées, allant même à l'occasion jusqu'à amener toute la classe au restaurant à ses frais afin d'échanger sur la musique et sur la vie!

Pédagogue incomparable, Marek Jablonski possédait une intelligence des plus vives. C'était en outre un communicateur hors pair. Il savait transmettre aux élèves sa technique précise, son toucher riche mais limpide, la passion de la musique, insistant toujours sur l'implication totale de l'oreille. Il y a quelques années, lors d'un cours de maître à Banff consacré au célébrissime concerto de Tchaïkovski, il avait osé suggérer à un jeune pianiste d'interpréter l'œuvre comme s'il se trouvait dans une boîte de jazz enfumée, à trois heures du matin, un peu éméché, et qu'il tentait de jouer le concerto à l'oreille, comme une pièce déjà entendue mais jamais étudiée. Son élève, perplexe sinon sceptique, tenta le tout pour le tout et se plia au jeu. Quelle ouverture dans le son tout à coup, quelle liberté retrouvée! La technique n'était plus une fin en soi, elle s'était transformée en outil.

Plusieurs élèves de Jablonski mènent aujourd'hui des carrières florissantes. Jon Kimura Parker, Kevin Fitzgerald, Bernadene Blaha et Francine Kay sont parmi les privilégiés qui ont profité des conseils du maître.

En 1999, une fondation portant son nom, destinée à procurer des bourses aux jeunes pianistes talentueux, a été mise sur pied. Le premier « Marek Jablonski Prize for Chopin Endowment » a été remis l'année dernière à Thomas Yu, un pianiste prometteur qui étudie également la médecine dentaire à l'Université de la Saskatchewan. Jablonski devait donner lui-même le concert bénéfice qui assurerait la bourse, mais la maladie eut malheureusement raison de lui en mai 1999. Son élève le plus célèbre, Jon Kimura Parker, membre fondateur de Piano 6, remplaça donc au clavier, le 27 janvier 2000, celui qu'il continue d'appeler son « mentor ». Interviewé par le Edmonton Journal, il précise : « Je le respectais immensément, pas seulement en tant que professeur, mais également comme un maître qui m'apprenait des choses sur la vie. Il restera toujours pour moi une source d'inspiration. »


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