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La Scena Musicale - Vol. 5, No. 3

Y a-t-il une vie après les gammes ?

Par Dominique Olivier / 1 novembre 1999

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Lorsqu'on a passé les deux tiers de sa vie à pratiquer son instrument, seul dans un cubicule, soutenu par la seule pensée que l'on deviendrait un jour un musicien professionnel, renoncer à rendre public son talent est un échec de taille. Une rupture existentielle. Il ne faut jamais sous-estimer les efforts constants, quotidiens, que déploient les apprentis musiciens durant de longues, très longues années. S'ils n'ont pas le titre de docteurs, pour la plupart, les interprètes ont consacré beaucoup plus d'années à acquérir des compétences dans leur domaine que n'importe quel médecin. Mais voilà, beaucoup sont appelés, peu sont élus, pour utiliser une formule trop usée... Pour diverses raisons, que ce soit une tendinite persistante, des nodules aux cordes vocales, un talent qui ne s'est pas assez développé, le besoin d'argent ou le désir d'aller voir ailleurs si on y est, beaucoup de musiciens, solidement formés, passent à autre chose, que ce soit dans le champ musical ou non. Qu'on se le dise : à cause de l'intense discipline qu'ils se sont imposée, les musiciens sont souvent d'excellents travailleurs, structurés, organisés, qui ne lèvent pas le nez sur les tâches à accomplir. Bref, si la musique semble ne pas mener à beaucoup de choses, il faut savoir que cette qualité peut être prise en considération, dans le monde de ceux qui ne produisent pas les sons...

Concrètement, toutefois, que peut faire un musicien qui sort del'université avec un diplôme mais qui ne souhaite pas ou ne peut pas faire carrière comme instrumentiste? Le système qui soutient la production de concert est à lui seul une industrie. Subventionneurs, organisateurs, diffuseurs sont souvent des musiciens « défroqués ». Les dirigeants de sociétés de concerts, ou d'organismes comme les Jeunesses musicales, ainsi que nombre de ceux qui y travaillent, viennent aussi des études musicales. Les animateurs d'émissions musicales de la Chaîne culturelle de Radio-Canada sont pour la plupart musiciens, de même que lesréalisateurs, les recherchistes et les chroniqueurs. Plusieurs aspects de la production discographiques nécessitent des personnes compé tentes en musique, particulièrement ce qui a trait à l'enregistrement sonore. À McGill, par exemple, on offre un cours pour devenir ingénieur du son, apte à enregistrer des disques et des concerts pour la diffusion radio. On peut également, avec une formation en musicologie, se tourner vers l'écrit, la recherche ou l'enseignement. Certains ex-musiciens, entre autres, gagnent leur vie en faisant de la copie, c'est-à-dire en fabriquant le matériel nécessaire aux musiciens à partir d'une oeuvre récente. Et que dire de ceux qui programment Radio-Classique et Galaxie? Des musiciens, encore des musiciens. Comme on le voit, ce ne sont pas les débouchés qui manquent dans cette industrie qui génère une activité économique non négligeable.

Dans les quelques portraits qui suivent, nous avons voulu montrer que la musique peut aussi, parfois, mener loin des ambitions de départ de ceux qui l'étudient, non sans mener loin leurs ambitions... Certains, par contre, réussissent admirablement bien dans le champ qu'ils ont choisi. Mais le hasard, la détermination, la passion ou l'imagination interviennent aussi, au même titre que le talent, pour orienter certaines carrières de façon inattendue.


Jean-Jacques Nattiez, musicologue

Jean-Jacques NattiezPour Jean-Jacques Nattiez, l'un des plus grands musicologues nord-américains - né à Amiens en 1945 -, c'est le mariage de la musique et de la politique qui est à la source de tout. « Je suis de la génération immédiatement avant Mai 68, raconte Nattiez. À l'époque, nous étions tous marxistes, ce qui nous amenait à chercher, dans nos études, des sujets qui soient reliés à notre engagement. » Au conservatoire de sa province, Nattiez étudie le solfège, la théorie, l'harmonie, le piano et la clarinette. Son père est critique musical, et toute sa jeunesse est nimbée de musique. À l'âge de 16 ans, il est même machiniste à Bayreuth!

Lorsqu'en France on se met à s'interroger sur l'engagement en art, le jeune Nattiez constate un vide du discours du côté de la musique. « Alors je me demandais : la musique peut-elle être le véhicule d'un contenu politique et idéologique? la musique est-elle un langage? Encore faudrait-il que je sache ce qu'est le langage! J'ai donc fait de la linguistique, à cause de la musique... » Dans le champ de la linguistique, le futur musicologue découvre des modèles qui le ramènent à l'analyse musicale. Jean-Jacques Nattiez élabore ainsi une méthode inspirée de ses études sur le langage et devient pionnier de la sémiologie musicale. « Je n'avais pas pensé devenir musicologue, avoue-t-il simplement. Seulement, quand j'étais sur les bancs du conservatoire, âgé de 10 ans, c'était en théorie que j'étais le meilleur. J'avais toujours 10 sur 10! » Installé au Québec depuis 1970 et professeur à la Faculté de musique de l'Université de Montréal depuis 1972, Nattiez poursuit, avec énergie et détermination, une carrière florissante qui l'a amené à s'intéresser à de nombreux sujets dont Pierre Boulez, Richard Wagner, les Inuits, les musiques africaines... Pour en savoir plus sur ce parcours inusité et passionnant, on peut lire son récent ouvrage, La musique, la recherche et la vie : Un dialogue et quelque dérives, publié cette année aux éditions Leméac.


Catherine Perrin, communicatrice

Catherine PerrinMusicienne et communicatrice, Catherine Perrin a d'abord étudié le clavecin à Québec, Montréal et LaHaye, en Hollande, avant de faire un certificat en communication à l'Université du Québec à Montréal. Aujourd'hui, elle mène une double carrière. Animatrice d'une émission quotidienne sur les ondes de la Chaîne culturelle de Radio-Canada - Concert et compagnie -, collaboratrice à l'émission télévisuelle De bouche à oreille pour laquelle elle fait une chronique hebdomadaire, on la connaît également comme claveciniste, membre de I Musici de Montréal. Avec son instrument, elle a créé et interprété plusieurs oeuvres contemporaines. Comment en est-elle venue au métier radiophonique? « J'ai toujours eu une fascination pour ce médium. Adolescente, je collaborais à la radio communautaire, à Québec. Mais c'est à mon retour d'Europe que j'ai fait la constatation qu'on répétait 25 heures un petit concert de musique de chambre qui allait nous donner 150 $, et qu'en plus il fallait transporter le clavecin dans l'escalier! C'est là que je me suis dit que ça serait peut-être bien de trouver un autre débouché à la musique, qui me permettrait de gagner ma vie. » Durant ses études pour le certificat, elle passe une audition à Radio-Canada et est engagée pour des remplacements. Elle fait également des reportages, puis anime finalement sa propre émission. Après 10 ans de carrière relativement stable à la radio d'État, Catherine Perrin a dû se situer par rapport à ses deux compétences. « Depuis quelques années, je me suis rendu compte que je privilégiais la qualité au détriment de la quantité. Mais sans mon métier de claveciniste, je ne suis pas sûre que je garderais très longtemps la passion de parler de musique aux auditeurs. Inversement, quand j'arrive à la maison après une journée de travail durant laquelle j'ai écouté de la musique, rencontré des gens qui en font, j'ai envie de me mettre au clavecin! »


Michel Duchesneau, directeur général de la Société de musique contemporaine du Québec

Hautboïste et musicologue, Michel Duchesneau se destinait à la carrière universitaire. En 1997, il publiait aux éditions Mardaga un ouvrage intitulé L'avant-garde musicale à Paris de 1871 à 1939, fruit de ses recherches au doctorat (Université Laval) et au postdoctorat (Sorbonne). Un deuxième postdoctorat, amorcé en 1996, devait lui permettre de poursuivre le travail entrepris. « À ce moment-là, le hasard a fait que j'ai eu le poste à la SMCQ », raconte Duchesneau. C'est donc pour sa connaissance des vrais enjeux d'une société musicale d'avant-garde, plutôt que pour le fait qu'il aurait eu une formation en administration, que le musicologue s'est retrouvé à la tête de l'institution montréalaise. « Je savais que j'allais être assez heureux là-dedans et que ça ne m'empêcherait pas de continuer ce que je faisais. Ça a été une rupture, mais pas une catastrophe. J'étais très impliqué dans le milieu, et c'est un métier que je connaissais déjà par mes études. Je peux dire que la rupture a été dans la pratique, pas dans la théorie. Je suis dans le même univers. Les problèmes de base restent toujours les mêmes! »

Le métier de Michel Duchesneau peut se résumer en peu de mots même si, dans les faits, il est beaucoup plus compliqué : « On me confie une machine pour réaliser des concerts dont le programme a été conçu par un comité artistique et on me dit : "Michel, voici, faut que ça marche. À toi de faire en sorte que le concert ait lieu!"» L'administrateur ne cache pas sa frustration devant la faible reconnaissance que la société québécoise a pour les arts de la scène. Toutefois, il se dit très heureux, les soirs de concert, lorsque son travail se concrétise.


Denis Gougeon, compositeur

Denis GougeonPour Denis Gougeon, le seul « compositeur à temps plein » au Québec, le désir d'inventer un monde harmonique autre que celui du répertoire classique est né de l'apprentissage en autodidacte de la guitare. Sans aucune notion d'écriture musicale, discipline pour laquelle il montrera une grande facilité, il reproduit à l'oreille les oeuvres de Fernando Sor et compose des études « juste pour le plaisir ». Pourquoi n'est-il pas devenu professeur après sa maîtrise en composition, comme la plupart de ses collègues? « Ma véritable passion n'était pas l'enseignement, mais la pratique de mon métier de compositeur et de sa réalité, le contact constant et privilégié avec les interprètes et tous les autres intervenants du milieu artistique ». Un contact qu'il a toujours cultivé : pendant ses études, on lui confie déjà des commandes pour des besoins très concrets, comme ceux d'une organiste pour la messe dominicale. Loin d'être rebuté par les tracas du quotidien, la « cuisine » comme il dit, il préconise l'implication des musiciens à tous les paliers, afin de favoriser une interpénétration de toutes les facettes du métier, et prêche par l'exemple au siégeant notamment au Conseil des arts et des lettres du Québec. Sa polyvalence, qualité qu'il admirait chez Serge Garant, dont il a été l'élève, lui a permis des incursions couronnées de succès dans le domaine de la musique de scène, notamment avec le théâtre UBU. S'il encourage les jeunes à suivre son exemple, il déplore cependant le sous-financement chronique de la musique, qui limite le nombre d'artistes pouvant vivre de leur art. La planche de salut des créateurs réside aujourd'hui à l'étranger, notamment au Japon et en Europe : ainsi, la troupe de ballet de l'Opéra national de Bavière lui a donné carte blanche pour composer une oeuvre orchestrale de deux heures en collaboration avec le chorégraphe Jean Grand-Maître, une offre fabuleuse, inimaginable depuis bien longtemps au Canada! ». Il est convaincu que « les jeunes qui ont les capacités voulues seront naturellement attirés par cette voie ». Et des capacités, il en faut pour « composer » avec les aléas de la vie du pigiste : savoir travailler vite et efficacement, respecter les échéances, pouvoir se concentrer dans le bruit et l'agitation, avoir l'esprit d'équipe, de l'entregent et de la discipline. Et ne pas avoir peur de se mettre en jeu. « On met sa tête sur le billot chaque fois qu'on crée une oeuvre, mais l'insécurité est le prix à payer pour la liberté. »


Jean-François Lapointe, artiste lyrique

par Anne-Catherine Hatton

Jean-François LapointeTrès jeune, le baryton Jean-François Lapointe sait que l'art lyrique sera au coeur de sa vie professionnelle. Son type de voix et ses affinités personnelles l'entraînent naturellement vers le répertoire français de l'opérette et de l'opéra dit « léger » Mais il y a un hic : il est irréaliste de penser gagner sa vie en Amérique du Nord en servant ce répertoire, qui y fait figure de parent pauvre. La question à laquelle est confronté le jeune chanteur n'est donc pas « Que faire? » mais plutôt « Comment faire? » Une solution s'impose : tenter sa chance en Europe. C'est ce qu'il fait, en s'inscrivant à l'âge de 22 ans au Concours international de chant de Paris. Malgré les trois prix qu'il y remporte, l'obtention de contrats en France sera un vrai parcours du combattant. Persévérance, diplomatie et débrouillardise seront indispensables pour gagner la confiance d'un agent parisien et obtenir enfin les premières auditions privées qui déboucheront sur des offres concrètes. « Le talent seul ne suffit pas, le contact personnel est crucial », souligne le baryton. Sa rencontre avec le metteur en scène britannique Peter Brook, qui lui confiera son premier rôle de Pelléas dans une grande tournée européenne en 1993, sera déterminante.

Cette saison, Jean-François Lapointe, qui rentre de Copenhague, chantera à Monaco, à Vienne, à Bordeaux, à la COC de Toronto, au Japon et à Cincinnati, tout en demeurant très actif au Québec, qui reste son port d'attache. Quels conseils donnerait-il à un jeune artiste? Tout d'abord, évaluer très tôt ses forces et ses faiblesses, afin de réduire les risques de faire fausse route. « C'est dans l'action qu'on s'évalue, en chantant le plus possible, que ce soit dans une église ou dans un centre d'achat. » Ensuite, diversifier ses compétences. « Tout artiste lyrique a intérêt à savoir bouger, danser, s'exprimer, se maquiller, faire de l'escrime. Quand on n'a que deux répétitions avant la générale, il est trop tard pour apprendre. » Enfin, ne jamais attendre que le téléphone sonne. « Même si j'ai aujourd'hui un excellent agent, je continue de provoquer les événements, de me creuser la tête! »


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(c) La Scena Musicale 2002