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La Scena Musicale - Vol. 5, No. 1

Vespro della Beata Vergine de Claudio Monteverdi : un monument de l'histoire de la musique

1 septembre 1999

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Vespro della Beata Vergine de Claudio Monteverdi : un monument de l'histoire de la musique Vie de Claudio Monteverdi par Dominique Olivier Né à Crémone en 1567 et mort à Venise en 1643, Claudio Monteverdi a opéré, dans son œuvre, le passage de la Renaissance au style «moderne » du Baroque. Formé à la grande tradition polyphonique franco-flamande par son maître Marc-Antonio Ingegneri, il sera à la fois son héritier et un des plus géniaux révolutionnaires de l'histoire de la musique. Compositeur d'une égale intensité dans les registres religieux et profane, dont l'œuvre est essentiellement constituée de musique vocale, Monteverdi se fera connaître dans toute l'Europe par la publication de ses neuf livres de madrigaux. En 1590, il entre dans l'orchestre du duc de Mantoue, Vincent de Gonzague. C'est à Mantoue qu'il rencontre sa femme, Claudia Cattaneo, qui lui donnera deux fils et une fille. À la suite de difficultés avec le duc, il quittera cette ville pour se rendre à Venise, où il occupera le poste de maître de chapelle à Saint-Marc, de 1613 jusqu'à sa mort. Ayant perdu sa femme depuis déjà longtemps, il revêtira, à l'âge de 65 ans, l'habit sacerdotal. Imprégné d'un projet esthétique qui suscitera de grandes controverses mais qui lui attirera également l'admiration de ses pairs, Monteverdi souhaitait créer un langage musical dans lequel l'expression atteindrait des sommets de vérité et d'intensité. Avec son Orfeo, présenté en 1607, il deviendra pour les générations futures, le père de l'opéra. Il signera également d'autres ouvrages lyriques importants, soit Le Retour d'Ulysse et Le Couronnement de Poppée. Par la parfaite fusion de la musique et de la parole, grâce à l'usage de la monodie accompagnée — la polyphonie rendant le texte difficilement intelligible —, Monteverdi réussira, de plus, à donner un nouveau mode d'expression à la musique liturgique en empruntant à la musique profane les éléments affectifs susceptibles de renforcer la foi des fidèles, en conformité avec les vues de la Contre-Réforme. Sa toute dernière œuvre, Selva morale e spirituale, rassemble l'essentiel de ses compositions pour Saint-Marc, mais c'est dans ses Vêpres, publiées en 1610 à Venise, qu'il atteint un des plus hauts sommets de sa production religieuse. Par son génie associé à une foi profonde, Monteverdi aura insufflé une émotion nouvelle à la musique sacrée tout comme à la musique profane, une distinction se faisant de moins en moins audible au sein du nouveau langage baroque. Aujourd'hui encore, malgré notre connaissance rétrospective de l'histoire de la musique, le Vespro della Beata Vergine de Monteverdi demeure un chef-d'œuvre inclassable, trop vaste pour être appréhendé par une analyse simple. Monument à la foi, œuvre d'une modernité troublante, bien que rendant hommage au passé par l'emploi de mélodies grégoriennes, le Vespro forme en lui-même un pan entier de la culture musicale occidentale. Publié en 1610, époque où Shakespeare travaille à sa Tempête, Cervantès à son Don Quichotte, où, en musique, Gesualdo compose ses madrigaux au chromatisme révolutionnaire, et où les Anglais Byrd, Dowland et Gibbons font vivre ses heures de gloire à la musique élisabéthaine, le Vespro réalise la synthèse de deux mondes et de plusieurs procédés de composition qui y cohabitent sans heurts. Contenu dans un recueil comprenant deux pôles puissants, le Vespro est en fait précédé d'une messe écrite dans le style ancien, celui de la prima prattica. Le titre entier du recueil se lit d'ailleurs comme suit : Sanctissimae Virgini Missa Senis Vocibus ad Ecclesiarum choros ac Vesperea pluribus decantandae Cum nonnullis sacris Concentibus. On y retrouve, d'une part, le passé, avec cet admirable tribut à la polyphonie de la Renaissance que constitue la messe. Monteverdi se devait, bien entendu, de maîtriser parfaitement le style ancien afin de pouvoir le transcender, ce qu'il fait d'ailleurs dans le Vespro. D'aucuns ont soupçonné, à tort ou à raison, que cette messe n'était autre qu'une tentative de s'attirer les faveurs papales. En effet, Monteverdi sollicitait pour son fils Francesco une bourse d'étude au Séminaire pontifical. La dédicace au pape Paul V témoigne, en tout cas, d'une volonté de plaire au Saint-Père : « Pour que les chants sacrés illustrés par votre éclat célèbre et presque divin resplendissent et pour que, la bénédiction suprême accordée par vous, la petite montagne de mon génie verdisse chaque jour davantage et que soient closes les bouches injustes qui parlent contre votre Claudio, j'apporte et je défère, prosterné à vos pieds très saints, mes élucubrations de toutes sortes. » La bourse refusée, Monteverdi nous a quand même laissé, dans son recueil, cette fantastique rencontre stylistique. D'autre part, non pas le présent, mais l'avenir... Ce sont les Vêpres proprement dites, d'une incroyable modernité, écrites dans l'esprit de la seconda prattica. Monteverdi y ouvre la voie à une manière différente d'envisager le langage musical, qui allait marquer profondément les siècles à venir. Qui plus est, il y bouleverse la relation du spirituel avec l'expression musicale. Désormais, l'émotion deviendra un lien possible avec le divin. Le texte devient par moments essentiel, il doit donc être intelligible. La polyphonie cède tranquillement le pas à la monodie accompagnée, et l'harmonie devient un nouvel outil d'expression. Les Vêpres contiennent en tout treize compositions d'une infinie richesse vocale et instrumentale, contrastées, magnifiquement agencées grâce à l'usage d'un puissant fil conducteur, le cantus firmus. Ce « formidable banc d'essai de l'interprétation baroque » (Roger Tellart) est aussi une des apothéoses du style vénitien, bien que Monteverdi ait écrit ses Vêpres à Mantoue, trois ans avant de devenir maître de chapelle à Saint-Marc de Venise. On y retrouve les doubles chœurs et la présence colorée des cornets à bouquin, saqueboutes, flûtes à bec, violons, violes de gambe, orgue et clavecin, qui donnent à l'œuvre une opulence sensuelle évoquant les splendeurs de Saint-Marc au temps des Gabrieli. L'usage de la polyphonie, les contrastes du style concertant entre voix solistes et chœur, l'emploi de techniques vocales hautement expressives comme le falso bordone, l'ornementation vocale dans le style alors nouveau de l'opéra, la monodie accompagnée, tout cela unifié par la présence du cantus firmus grégorien, font du Vespro une œuvre protéiforme aux rameaux multiples : « Le Vespro della Beata Vergine est un arbre somptueux. Ses racines sont profondes, et plongent dans un riche passé. Son tronc, vaste et solide, évoque les fastes d'un présent tumultueux, tandis que ses frondaisons se développent généreusement en de fructueuses ramifications vers l'avenir. C'est une bien douce révolution qu'opéra Monteverdi, une révolution qui bouleversa tout sans rien détruire », comme le dit si bien Denis Morrier dans les notes d'accompagnement du disque du Nederlands Kamerkoor et du Concerto Vocale, sous la direction de René Jacobs.
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