Accueil     Sommaire     Article     La Scena Musicale     Recherche   

La Scena Musicale - Vol. 5, No. 1

Herbert von Karajan : A Life in Music

1 septembre 1999


Herbert von Karajan : A Life in Music par Philip Anson Un génie — à l'odeur de soufre. C'est ainsi que Sir Isaiah Berlin décrivait le controversé chef d'orchestre autrichien Herbert von Karajan, décédé il y a maintenant dix ans. En dépit de son passé nazi honteux, Karajan a régné de 1950 jusqu'au jour de sa mort en août 1989 comme übermaestro tout-puissant de l'Europe. Grâce à sa mainmise sur les festivals de Salzbourg, l'Orchestre philharmonique de Berlin et l'Orchestre philharmonique de Vienne, il devint, selon le mot de Sir Georg Solti, « l'autorité musicale la plus puissante depuis Wagner ». Au cours de sa vie, Karajan a enregistré environ 900 disques qui se sont vendus à plus de 120 millions d'exemplaires, ce qui en fait le meilleur vendeur de toute l'histoire de la musique classique. D'après ses admirateurs, comme le flûtiste James Galway, il « incarnait l'âme de la musique ». Ses détracteurs, par exemple l'auteur Norman Lebrecht, l'ont qualifié de nazi impénitent et de technocrate avide qui « a hérité d'un idéal grandiose et l'a détourné à ses propres fins ». Cette année, une nouvelle biographie qui fera autorité vient de paraître : le magistral pavé de 851 pages de Richard Osborne, Herbert von Karajan: A Life in Music (Chatto & Windus et Random House), qui apporte d'importantes informations inédites sur le ralliement de Karajan au nazisme. Descendant de marchands grecs établis depuis longtemps en Autriche, Karajan était une « nature » — petit mais vigoureux, heureux en montagne ou filant à toute allure sur son yacht. Il ne faisait que 5 pieds 6 pouces, et plusieurs ont dit qu'il souffrait d'un complexe de Napoléon en raison de sa taille, mais il faisait toujours une impression frappante, avec ses cheveux blancs en brosse et ses yeux d'un bleu de glace. La soprano Elisabeth Schwarzkopf l'a comparé à un chat, « raffiné et attirant, mais capable de soudains coups de griffe ». Karajan vouait un culte à la santé. Il nageait tous les jours, pratiquait le yoga, conduisait des voitures sport, faisait du ski, pilotait des avions à réaction. À l'âge de 75 ans, le jet lui étant interdit, il apprit à piloter un hélicoptère. La brillante carrière de Karajan commence sans éclat en 1928 dans la petite ville allemande d'Ulm. Grâce à son propre talent, et aux vacances laissées par d'autres musiciens congédiés par les nazis, Karajan peut amorcer son ascension. En 1934, il devient Opernkapellmeister dans la ville historique d'Aix-la-Chapelle (Aachen). En moins d'un an, il est nommé Generalmusikdirektor — à condition qu'il se joigne au parti nazi, ce qu'il fait sans protester. À l'âge de 27 ans, il est le plus jeune Musikdirektor d'Allemagne. Dans une lettre à sa mère, il écrit avec satisfaction qu'il gagne plus d'argent que le maire de la ville. Les musiciens d'Aix se rappellent que leur nouveau chef, obsessif, se pointait à l'improviste chez eux pour vérifier s'ils répétaient. L'année de l'Anschluss, l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne en 1938, fut également l'année miracle de Karajan. Il fit ses débuts à la Philharmonie et au Staatsoper de Berlin, acheta son premier voilier et sa première BMW et épousa sa première femme. Der Wunder Karajan (Le miracle Karajan) titrait une fameuse critique de concert, où Karajan était salué comme le chef le plus sensationnel du siècle. Mais tout n'était pas aussi rose. Les nazis n'appréciaient guère la suffisance de Karajan. Il présentait des œuvres interdites et se comportait comme une prima donna. Bien qu'il ait triomphé dans des concerts présentés dans des villes occupées comme Amsterdam, Copenhague, Bucarest et Paris, Karajan agaçait Hitler. Le Führer lui préférait Wilhelm Furtwängler, dont la jalousie envers Karajan était légendaire. En 1942, Karajan épousa Anita Gutermann, qui avait du sang juif. Sa carrière en souffrit, et en 1945 il fuit le IIIe Reich en ruines, rentrant en Allemagne après la guerre pour faire face aux tribunaux de « dénazification ». La dénazification de Karajan prit deux ans, mais jamais il ne perdit son assurance. La victoire des Alliés avait éliminé ses rivaux et adversaires, lui laissant le champ libre pour avancer rapidement. Au terme de sa dénazification en 1947, Karajan lance un blitzkrieg contre les forteresses musicales les plus prestigieuses d'Europe centrale. En 1955, la Philharmonie de Berlin le nomme chef à vie. Il prend les commandes du Festival de Salzbourg en 1956. En 1957, il est nommé directeur artistique du Staatsoper de Vienne. Bayreuth, La Scala, tous tombent à ses pieds. Selon une blague de l'époque, un chauffeur de taxi demanda un jour sa destination à Karajan. « Ça n'a aucune importance, aurait répliqué le maestro, on me demande partout ! » Durant les trois décennies suivantes, Der Chef, comme il aimait se faire appeler, fit ouvertement profiter son prestige et son pouvoir, exerçant un maximum d'autorité et extorquant un maximum d'argent des orchestres, festivals, agences, musiciens, studios de cinéma et maisons de disques. « Sans le vouloir, a écrit John Culshaw, producteur chez Decca, il a rempli le vide laissé par la mort d'Hitler dans cette partie de la psyché allemande qui cherche un maître. » La vie personnelle de Karajan a été relativement heureuse. En 1938, il épousa la chanteuse d'opérette Elmy Holgerlof, mais il la quitta en 1942 pour Anita Gutermann, qu'il laissa à son tour en 1958 pour un jeune mannequin de 17 ans, la Française Éliette Mouret. Ils eurent deux enfants, mais certaines rumeurs coururent que Karajan était bisexuel. Sur le plan financier, Karajan a été bien servi par la musique. Il a laissé des maisons à Salzbourg, Vienne et Saint-Moritz, un jet et un hélicoptère, un yacht de course de 77 pieds, des tableaux de Picasso et de Renoir. Sa fortune, habilement entassée dans des paradis fiscaux comme le Liechtenstein et la Suisse, a été évaluée en 1989 à 163 millions £, soit environ 500 millions de dollars aujourd'hui, ce qui en fait l'homme le plus riche de toute l'histoire de la musique classique. Qu'en est-il du legs musical de Karajan ? Pour le grand public, le nom de Karajan demeure synonyme de raffinement technique exemplaire dans l'exécution et les enregistrements. Bon nombre de ses disques de Bruckner, Mahler, Strauss, Beethoven et Brahms demeurent des classiques. Sa longue relation avec la Philharmonie de Berlin a donné naissance au fameux son Karajan : intonation parfaite, beauté du timbre et niveaux dynamiques savamment calculés. Certains critiques ont pu dire que Karajan était un grand chef d'orchestre, mais non un grand musicien. D'autres trouvent ses interprétations sans âme. De nos jours, les grands orchestres du monde manquent de chefs de talent, surtout allemands, en partie parce que Karajan a jalousement tenu à l'écart les jeunes maestros prometteurs. Comme si der Chef avait voulu s'assurer que ses réalisations demeurent intouchables. [Traduction : Alain Cavenne] Discographie Cette année, les maisons de disques honorent la mémoire de Karajan et son instinct en affaires en ressortant les grands moments de sa discographie. Deutsche Grammophon reprend l'édition Karajan Meisterwerke de 25 DC qui a déjà servi à marquer le 80e anniversaire du chef d'orchestre. L'excellente Édition Karajan en 38 volumes d'EMI est encore sur le marché, et, en septembre, EMI offrira 10 opéras de Karajan dans la série Great Recordings of the Century.

(c) La Scena Musicale 2002