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La Scena Musicale - Vol. 3, No. 5 Février-Mars 1998
Cherubini: Médée. Newport Classic NPD 85622-2
Opera Quotannis, Brewer Chamber Orchestra / Bart Folse

L'automne dernier, les amateurs de répertoire lyrique obscur ont été choyés par l'arrivée du premier enregistrement de la Médée de Cherubini, réalisé par l'Opera Quotannis à New York en mars 1997, à l'occasion du 200e anniversaire de l'oeuvre. Cette "Médée", la version originale de 1797, est un opéra comique classique, donc en langue française avec dialogues (parlés et non accompagnés). Medea, la version plus connue, date du milieu du 19e siècle. Elle comporte des récitatifs (chantés et accompagnés) qui furent composés par Franz Lachner. D'abord chantée en allemand, puis en italien, elle ne resta au répertoire que quelques décennies, et ne fut reprise qu'en 1953 par Maria Callas et compagnie. On en trouve trois intégrales officielles sur disque: EMI 1957 avec Maria Callas, Decca 1967 avec Gwyneth Jones et Hungaroton 1978 avec Sylvia Sass.

Le style de l'opéra comique classique est disparu du répertoire depuis plus d'un siècle. Il exige de ses interprètes une maîtrise du chant orné, de la déclamation classique, et surtout de la langue française. De plus, le rôle-titre de Médée demande un type de voix tout aussi rare: le soprano dramatique d'agilité. On avait donc pratiquement perdu espoir de jamais entendre à nouveau le chef-d'oeuvre de Luigi Cherubini (1760-1842), tant apprécié par Beethoven et Schubert.

Malheureusement la Médée de l'Opera Quotannis ne répond pas à ces exigences (malgré les éloges de la presse qui sont reproduits dans le livret même!). C'est principalement un problème de langue dans les dialogues: prononciation, intonation, phrasé, expression, émotion. À quoi sert de ressusciter Médée, avec tous ses dialogues poétiques et dramatiques, si les interprètes ont tant de difficulté avec tous ces aspects de la langue? C'est un peu comme jouer Hamlet en anglais en l'apprenant phonétiquement, ou tout au plus, en n'ayant qu'une traduction mot-à-mot, sans avoir appris le phrasé anglais. En général, on ne comprend pas les mots sans le livret. L'intonation et le phrasé sont parfois plus anglais que français.

Pour ceux qui comprennent le français, cela devient vite insupportable, pas tant à cause de la mauvaise prononciation que de la monotonie de la déclamation qui résulte surtout du manque de connaissance du phrasé français. Quant aux autres auditeurs, cette interprétation peu expressive ne parvient pas à transcender la barrière linguistique, comme elle le fait, pour les non-germanophones par exemple, dans les meilleurs enregistrements de Die Zauberflöte ou de Fidelio. Le problème de phrasé dans les textes chantés ne se pose pas parce que les compositeurs de cette époque savaient ce qu'ils faisaient (eux!).

Phyllis Treigle (Médée) chante avec un gros vibrato et peu d'agilité, ses aigus sont forcés. Elle parle avec une voix qui semble très inconfortable; son ton invariable de déesse méchante est lassant. Ça ne serait pas si grave si Médée n'était pas aussi omniprésente. Thaïs St-Julien (Dircé) a une certaine agilité mais ses aigus sont ratés; ses dialogues sont bien exprimés, maisi sa prononciation est médiocre. D'Anna Fortunato (Néris) a un timbre et un phrasé élégants qui ressemblent à ceux de Beverly Sills, mais ses graves sont faibles. Une mention d'honneur revient à la première voix qu'on entend dans l'oeuvre, Jayne West, dans le rôle très secondaire d'une compagne de Dircé: son français et son chant sont admirables; il aurait été intéressant de l'entendre en dialogue, mais son rôle n'en contient pas.

Le timbre de Carl Halvorson (Jason) est pauvre mais sa maîtrise du français est de quelques crans supérieure à celle de ses collègues. On a l'impression qu'il comprend les mots qui sortent de sa bouche. C'est, j'ose croire, la raison pour laquelle son interprétation est généralement meilleure. Dans ses scènes chantées, David Arnold (Créon) a un timbre très semblable à celui de Dietrich Fischer-Dieskau, mais moins expressif; ses dialogues sont mal phrasés et donc ennuyeux.

L'orchestre de chambre Brewer, une trentaine de musiciens, utilise des instruments d'époque. L'orchestration réduite nous change agréablement de celle de la version italienne: l'emphase est mise moins sur les violons, plus sur les vents; les timbales ressortent comme dans un opéra baroque, c'est charmant. Mais certains obbligatos par les bois manquent de grâce. Le choeur est bon en général, malgré un problème de prononciation.

Côté technique cela est moyen. On entend des coupures dans le montage, parfois même au milieu d'une phrase ("Loin de moi, (pfft!) loin de moi, cette effroyable idée!").

Il est intéressant, théoriquement, d'avoir un premier enregistrement de la Médée de Cherubini, mais en réalité, à cause des nombreuses exigences stylistiques, linguistiques et vocales de l'oeuvre, je ne crois pas que l'on soit prêt à lui rendre justice. Quand on aura une Fidelio et un Idomeneo français dans les rôles de Médée et de Jason, en plus de bons acteurs-chanteurs francophones pour les autres rôles, on pourra y repenser. En attendant, je retourne avec plaisir aux enregistrements de Medea avec Callas et compagnie.
- Eric Legault

(c) La Scena Musicale