Accueil     Sommaire     Article     La Scena Musicale     Recherche   
La Scena Musicale - Vol. 3, No. 1 Septembre 1997
La Divina donizettiana

par Eric Legault

Cet automne, on marque deux anniversaires importants dans le domaine lyrique: le bicentenaire de la naissance de Donizetti et le 20e anniversaire de la mort de Maria Callas. À son époque, Callas était la plus célèbre interprète de Donizetti. La récente sortie de l'édition Callas sur l'étiquette EMI, qui comprend cinq enregistrements d'opéras complets de Donizetti, nous donne l'occasion de jeter un coup d'oeil sur une des nombreuses facettes de son art.

Le 16 septembre 1977 à Paris, la plus brillante étoile du ciel de l'opéra s'éteint: Maria Callas. Née à New York en 1923 de parents grecs, elle commence très jeune des études en chant et en piano, qu'elle poursuit en Grèce dès 1937 auprès d'Elvira de Hidalgo, spécialiste de l'art du "bel canto".

CALLAS À LA SCENE

Ses premiers rôles (1941-50) à la scène sont surtout pour soprano dramatique et spinto: Tosca, Marta (de Tiefland, d'Eugene D'Albert), Santuzza, Fidelio, Gioconda (son premier grand succès, Vérone 1947), Isolde, Brunnhilde, Kundry, Turandot et Aida. Dès novembre 1948, elle ajoute des rôles coloratures qui domineront peu à peu son répertoire: Norma, Elvira, Violetta, Gilda, Lucia, etc. En janvier 1949, elle réussit un tour de force qui fait beaucoup parler d'elle. Elle chante une semaine de Walkyries, suivi d'une semaine de Puritani, suivi de la Walkyrie à nouveau (grosso modo). Seule Lilli Lehmann à la fin du 19e siècle avait réussi un exploit semblable.

Grâce à son talent dramatique et à sa popularité croissante, elle fait revivre plusieurs oeuvres longtemps négligées: Nabucco, Il Turco in Italia, I Vespri siciliani, Armida, Macbeth, Medea, Alceste, La Vestale, La Sonnambula, Anna Bolena, Ifigenia in Tauride, Il Pirata et Poliuto. Elle aborde aussi le répertoire plus familier durant les années cinquante: La Forza del destino, Il Trovatore, Tosca, La Traviata, Rigoletto, Lucia di Lammermoor, Madama Butterfly, Il Barbiere di Siviglia, Un Ballo in maschera, etc.

CALLAS AU DISQUE POUR EMI

Grâce à ses nombreux enregistrements, Callas a fortement contribué au succès de l'étiquette Angel de la compagnie EMI. Entre 1953 et 1964, elle a enregistré pour eux 23 intégrales et 11 récitals d'airs d'opéra. Depuis une vingtaine d'années, EMI a acquis les droits sur une dizaine de bandes captées sur le vif ("live"), les a améliorées numériquement, et les a publiées: principalement des intégrales (dont trois sont mentionnées ci-dessous), mais aussi des extraits de récitals et, sur vidéo, des récitals entiers.

LUCIA DI LAMMERMOOR 1953 (EMI CDMB 66438)

Du compositeur Gaetano Donizetti (1797-1848), Callas n'a chanté que trois opéras, à commencer par Lucia di Lammermoor, qu'elle a chanté près d'une cinquantaine de fois à la scène entre 1952-59. C'est aussi le seul opéra de Donizetti qu'elle a enregistré en studio, et ce, à deux reprises. La première intégrale, enregistrée en mono au Teatro Communale de Florence en janvier et février 1953, fut aussi sa première intégrale, tout court, pour EMI. Sa voix sombre et son interprétation intense la distinguent des interprètes typiques de ce rôle. En pleine santé vocale, elle se lance à fond dans toutes ses envolées, sans jamais perdre de précision musicale. Tito Gobbi, un autre grand acteur lyrique, exprime bien les différentes facettes émotives de son frère égoïste Enrico, mais il lui manque un peu de facilité vocale. Dans le rôle d'Edgardo, l'amant de Lucia, Giuseppe Di Stefano chante d'une façon si passionnée qu'il est difficile de lui reprocher ses aigus serrés et ses "h" qui coupent la moitié de ses syllabes. Rafaelle Arié, dans le rôle de Raimondo, le chapelain de Lammermoor, est satisfaisant au point de vue dramatique, mais il chante avec des ports de voix et un vibrato désagréables. L'orchestre du Maggio Musicale Fiorentino est dirigé par Tullio Serafin, une des grandes influences musicales dans la vie de Callas, mais la prise de son est mauvaise, on entend mal l'orchestre.

LUCIA DI LAMMERMOOR 1955 (EMI CDMB 66441)

La seconde intégrale de Lucia di Lammermoor au catalogue EMI-Callas fut captée sur le vif à l'Opéra municipal de Berlin, le 29 septembre 1955. Le son est très bon pour un "live", malgré un peu de distorsion dans les aigus forte vers la fin de l'oeuvre. L'orchestre de la RIAS est dirigé par Herbert von Karajan. L'enthousiasme des chanteurs est évident et en fait la version de choix pour de nombreux mélomanes. Cet excès d'adrénaline semble avoir de bons effets sur les cordes vocales, surtout pour Callas, qui a choisi un timbre beaucoup moins sombre que d'habitude, et pour Di Stefano, qui n'a pas de difficulté avec ses aigus, bien qu'il hachure autant que dans la version studio. Sur le plan vocal, Rolando Panerai est le moins bon Enrico de ces trois intégrales, à cause de son vibrato excessif et des aigus difficiles, mais il est plus émotif, plus extériorisé que l'Enrico de 1959.

LUCIA DI LAMMERMOOR 1959 (EMI CDCB 56284)

Dans le second enregistrement studio (Londres, mars 1959, stéréo), la voix de Callas n'est plus à son meilleur. On la sent très retenue, prudente, elle chante d'une voix très sombre et dépersonnalisée, ses aigus sont pincés et vacillants. Par contre, elle n'a rien perdu de sa subtilité et de son agilité. Son Edgardo, Ferruccio Tagliavini, manque de présence expressive au 2e acte, mais à 56 ans, c'est encore un grand chanteur au style élégant. Le jeune baryton Piero Cappuccilli qui incarne Enrico a une belle voix, mais son interprétation est monotone. Bernard Ladysz, en Raimondo, a une très belle voix de basse mais manque un peu de couleur expressive. Tullio Serafin dirige le choeur et l'orchestre Philharmonia, et l'équilibre sonore est bien meilleur qu'en 1953.

ANNA BOLENA 1957 (EMI CDMB 66471)

L'Anna Bolena de Donizetti n'avait pas été jouée à La Scala de Milan depuis plus d'un siècle quand on décida d'y monter une nouvelle production en 1957 pour Callas, avec mise en scène par Luchino Visconti. La première représentation, captée sur le vif le 14 avril 1957, a été publiée récemment par EMI, et le son est très bon. Entre les mains de Maria Callas, Anne Boleyn est une reine forte et digne qui sait ce qu'elle veut et se bat jusqu'à la fin (même si elle y perd un peu la tête). On est bien loin de la timide et passive Lucia; au moins, Anne est parvenue à obtenir le mari qu'elle voulait (bien qu'en fin de compte, elle en paie le même prix). Au point de vue vocal, tout va bien pour la diva, mais dans la scène finale, elle est un peu fatiguée et manque de précision dans certains ornements. Le ténor Gianni Raimondi chante le rôle de son premier amant, Percy, avec beaucoup de ferveur mais sans perdre le contrôle de sa voix. Ses aigus sont très bons, mais ses graves sont faibles, il couvre trop ses "a" dans le "passage" et il n'a pas l'agilité requise pour les ornements donizettiens. La mezzo Giulietta Simionato incarne admirablement Jane Seymour, la rivale penaude de la reine. La scène de sa confrontration avec la reine est mémorable, pleine de tension et de douleur. Elle se débrouille très bien dans ce rôle qui avait été conçu pour une voix de soprano, mais qui de nos jours, est habituellement donné à une mezzo pour ajouter du contraste entre les deux voix féminines principales (comme Adalgisa dans la Norma de Bellini). Mais ce soir-là, Simionato a un peu de difficulté dans les aigus. Nicola Rossi-Lemeni rend le roi Henri justement détestable, mais il n'a pas l'art du bel canto: son intonation est imprécise, quasi urlando, et ses graves sont inadéquats. Plinio Clabassi, par contre, dans le rôle de Rochefort, le frère d'Anne, est une excellente basse (il chantera en 1958 le rôle d'Henri). Le tout est dirigé par Gianandrea Gavazzeni, qui a fait de nombreuses coupures dans la partition.

POLIUTO 1960 (EMI CDMB 65448)

Le dernier opéra que Callas ajouta à son répertoire fut Poliuto. La première, dirigée par Antonino Votto le 7 décembre 1960 à la Scala, a été captée sur le vif, mais le son est très bon. Cette oeuvre, un véhicule pour ténor héroïque, avait été reprise pour Tamagno, Gigli et Lauri-Volpi. Franco Corelli, dans le rôle-titre du magistrat arménien converti au christianisme, est nettement la vedette de cette soirée. Avec son physique et ses aigus héroïques, c'est un grand favori du public milanais qui lui pardonne tous ses excès, comme ses manies gutturales, ses glissements sur chaque attaque, et son larmoiement tout-usage. Callas, qui incarne sa femme romaine Paolina, commence timidement, mais aux 2e et 3e actes, la voix se déploie avec de meilleurs résultats. Avec beaucoup moins d'envolées coloratures et d'intérêt dramatique que les héroïnes habituelles de Donizetti, Paolina n'est pas un rôle très exigeant, sauf peut-être pour ce qui est de le rendre intéressant. Ettore Bastianini chante le rôle de Severo, le proconsul romain qui était l'ancien amant de Paolina qui le croyait mort, et qui maintenant dirige la persécution des chrétiens. Il a une très belle voix de baryton italien (peut-être la plus belle à l'époque), riche, puissante, avec de la facilité dans les aigus, le parfait pendant de Corelli, mais son agressivité généralisée est lassante. Nicola Zaccaria (le prêtre romain) et Piero de Palma (le chef des chrétiens) rendent bien leurs rôles secondaires à tous les niveaux.

RÉCITALS: SCÈNES DE LA FOLIE (EMI CDM 66459), ARIAS DE ROSSINI ET DONIZETTI (EMI 66464)

En plus de ces cinq intégrales, on trouve aussi dans la discographie EMI-Callas quatre airs de Donizetti. Son récital de "Scènes de la folie" (Londres, le 24 et 25 septembre 1958, stéréo) comprend la scène finale d'Anna Bolena. C'est excellent, il ne manque qu'un peu de la frénésie du "live". De tous ses récitals EMI, c'est une des rares occasions où l'on a gardé l'intervention du choeur et d'autres solistes, dont ici la basse montréalaise Joseph Rouleau, dans le petit rôle de Rochefort. Les solistes, choeurs et l'orchestre Philharmonia sont dirigés par Nicola Rescigno.

Dans son récital d'airs de Rossini et Donizetti, enregistré à Paris, avril 1964 (20 et 21 février, selon la pub d'EMI) avec l'Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, dirigé par Nicola Rescigno, Callas chante des airs tirés d'oeuvres qu'elle n'a jamais chantées à la scène: "Convien partir" (La fille du régiment), "Prendi per me sei libero" (L'elisir d'amore) et "Com'è bello" (Lucrezia Borgia). À cette époque, la voix était gravement détériorée: instable, les aigus difficiles, elle craque quelques fois, ce qui limite sûrement aussi l'amplitude expressive. Elle n'a pas le genre de voix ou de personnalité pour chanter Marie (on dirait plutôt la Veuve du régiment) ou Adina, mais, en meilleure santé vocale, elle aurait pu très bien chanter Lucrezia. En général, ces airs manquent de conviction et c'est ennuyant.

Maria Callas n'a peut-être pas chanté un grand nombre de rôles donizettiens, mais elle a donné un nouveau souffle de vie aux oeuvres de nombreux compositeurs qui étaient disparues du répertoire pour différentes raisons. Callas et ses collègues (Serafin, Gavazzeni, De Sabata, Visconti, etc.) ont réussi à rendre ces oeuvres intéressantes pour le public et ainsi donner un grand élan à la renaissance du répertoire "bel canto", qui se continue encore de nos jours.

(c) La Scena Musicale