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La Scena Musicale - Vol. 21, No. 6 avril 2016

Six trésors de la mélodie russe

Par Richard Turp / 1 avril 2016

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GlinkaL’avancée la plus importante de l’histoire de la mélodie russe est l’arrivée du compositeur Mikhaïl Glinka dans les années 1830. Souvent présenté comme le père de l’opéra russe, Glinka joue un rôle similaire dans l’histoire de la mélodie de son pays. Comme cela est souvent le cas avec les écoles nationales de musique, le développement du genre de la mélodie est inextricablement lié à l’émergence d’une tradition poétique littéraire. Glinka jouit d’avoir à sa disposition les poèmes du premier grand de la littérature russe, Alexandre Pouchkine. Pouchkine et, dans une moindre mesure, Mikhaïl Lermontov sont les principales influences littéraires de Glinka ainsi que du Groupe des Cinq (Cesar Cui, Alexandre Borodine, Mili Balakirev, Modeste Moussorgski et Nikolaï Rimski-Korsakov) qui suivra les traces musicales de son père spirituel.

CuiLes cinq membres de ce groupe composent tous des mélodies. Le grand « miniaturiste » César Cui écrit quelques-unes des mélodies les plus émotionnellement puissantes et lyriquement belles sur des textes de Pouchkine (notamment La statue à Tsarskoïe Selo, Je t’ai aimé, merveilleusement interprétées par la légendaire mezzo Irina Arkhipova). Le collègue et ami de Cui, Alexandre Borodine, est également inspiré par Pouchkine, arrangeant l’un des grands poèmes de l’écrivain, Pour les rivages de votre patrie lointaine. Borodine capte parfaitement la mélancolie et, plus tard, le sentiment de perte profonde lorsque la séparation et l’absence deviennent, avec la mort de l’être aimé, irrémédiables et permanentes. Cette mélodie, conçue à grande échelle, presque épique, se conclut par une tragédie poignante. Il existe plusieurs admirables interprétations de cette mélodie, entre autres par le légendaire et très original Feodor Chaliapine, Nikolaï Ghiaurov et Nikolaï Okhotnikov. Cependant, celle du baryton moderne Dmitri Hvorostovsky (avec le pianiste Ivervi Ilja) demeure difficile à surpasser.

Rimski-KorsakovBien que les mélodies de Nikolaï Rimski-Korsakov puissent sembler inégales, celui-ci compose néanmoins plusieurs merveilleuses mélodies sur des textes de Lermontov et Pouchkine. L’une de ses plus célèbres est Les nuages commencent à se disperser (texte de Pouchkine). Ce texte constitue la troisième mélodie du célèbre opus 42 de Rimski-Korsakov et la mélodie contient toute la puissance évocatrice du poème. Pouchkine a passé des années en exil autour de la Géorgie et sa frappante imagerie reflète parfaitement l’immense beauté naturelle de la région géorgienne. L’ambiance mélancolique du poème est traduite par une belle et sinueuse ligne vocale et une partie de piano tout aussi atmosphérique. Encore une fois, on recense plusieurs versions célèbres, notamment celles de Galina Vishnevskaïa, Anna Netrebko et Olga Borodina. Toutefois, les interprétations de deux ténors en particulier sont remarquables : le légendaire Sergueï Lemechev et, plus récemment, le jeune Daniil Shtoda (accompagné de l’impressionnante Larissa Gergieva).

Modeste Moussorgski a expliqué dans une phrase célèbre que musicalement, il cherchait la vérité plutôt que la beauté. Ses nombreuses mélodies illustrent sa recherche constante de contexte dramatique et d’un style vocal basé sur les inflexions naturelles de la langue russe. Les quatre mélodies du cycle Chants et danses de la mort sont peut-être son chef-d’œuvre vocal. La deuxième mélodie du cycle, Sérénade, est basée sur un texte d’Arseni Golénichtchev-Koutouzov. Tour à tour séduisante et insinuante, puis profondément dramatique, cette mélodie est une sérénade chantée par la mort qui attend qu’une jeune fille cède à son étreinte. Le cycle a été enregistré souvent et, parmi les versions classiques, on retrouve celles de Chaliapine, Boris Christoff, Boris Gmyria, Alexander Kipnis et George London. Parmi les versions plus modernes, on retrouve celles de Yevgeny Nesterenko et de Hvorostovsky en plus d’une version merveilleusement vive du Canadien Gerald Finley avec le pianiste Julius Drake.

TchaïkovskiComme celles de Rimski-Korsakov, les quelque 175 mélodies de Piotr Ilitch Tchaïkovski peuvent paraître un peu inégales dans leur ensemble, mais elles contiennent certains de ses plus grands chefs-d’œuvre. C’est le cas des six mélodies qui forment l’opus 73 et de deux célèbres mélodies tirées de l’opus 38 (la Sérénade de Don Juan et Au milieu du bruit du bal) ou Je vous bénis, forêts (opus 47). Malgré tout, sa mélodie la plus célèbre est sans doute Seul le cœur solitaire (opus 6). Le poème est une traduction par Lev Mey du célèbre texte de Goethe extrait de Wilhelm Meister. Ce texte reflète une profonde introspection et une nostalgie très chargée. Tchaïkovski s’en inspire pour produire une mélodie d’une passion et d’un lyrisme soutenus. Plus de cent versions de la mélodie existent, mais l’une se classe au-dessus de toutes les autres, celle du baryton Pavel Lisitsian, dont la voix et la technique vocale sont extraordinaires; le contrôle de la respiration et les pouvoirs expressifs défient toute description. Seule la mezzo de légende Nadezda Oboukhova peut espérer égaler le baryton arménien.

Lisitsian (sûrement l’un des plus grands chanteurs du XXe siècle) est de nouveau à la tête du peloton quand on considère la mélodie Dans le silence de la nuit du jeune Sergueï Rachmaninov. La troisième mélodie de l’opus 4 de Rachmaninov utilise un poème d’Afanasy Afanasyevich Fet qui rejoint le caractère profondément nostalgique et mélancolique du compositeur. Rachmaninov exige de ses interprètes des compétences techniques et expressives considérables ainsi qu’une gamme complète de couleurs vocales et une redoutable maîtrise du souffle. L’interprétation de Lisitsian (et surtout l’ultime phrase de la mélodie) démontre la fusion incomparable de sa musicalité, de sa brillance vocale et de ses possibilités techniques.

ShostakovichAu XXe siècle, la période soviétique a produit de nombreux compositeurs qui œuvraient dans le domaine de la mélodie, dont Sergueï Prokofiev et Gueorgui Sviridov. Pourtant, avec le recul, ce sont les mélodies de Dmitri Chostakovitch qui restent à la mémoire. Elles sont importantes et remarquables surtout par leur diversité de styles ainsi que leur impact esthétique. Comme Glinka, Rimski-Korsakov et tant d’autres compositeurs russes avant lui, Chostakovitch retourne à Pouchkine pour son opus 46, constitué de Quatre Romances sur des poèmes de Pouchkine. La deuxième des mélodies, Jalousie, est un texte court, radieux, mélancolique et ultimement triste, qui laisse Chostakovitch exprimer son ironie mélancolique à travers une ligne vocale sinueuse et sensuelle dont la courbe monte et descend avec une liberté délectable. La version rare par le baryton russe Dmitri Kharitonnov, avec l’Orchestre de la ville de Birmingham sous la direction de Mark Elder, est à découvrir.


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