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La Scena Musicale - Vol. 21, No. 5 février 2016

Le Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen

Par Mathias Adamkiewicz / 1 février 2016


Messiaen

Olivier Messiaen, né en 1908, marqua plusieurs générations de compositeurs. Dans son traité intitulé Technique de mon langage musical, on peut découvrir les sources de son inspiration. Citons la rythmique hindoue et la métrique de la poésie grecque antique, l’influence de nombreux compositeurs, sans oublier le plain-chant liturgique. Ajoutons également sa fascination pour les chants d’oiseaux.

Le Quatuor pour la fin du temps, composé au stalag de Görlitz pendant l’hiver 1940-1941, fut créé en janvier avec le compositeur au piano. Retranché dans une cour du camp pour échapper à une rixe de quelque mille soldats se battant pour de l’eau, Messiaen, lui, compose. Une première version pour trois musiciens avait été créée dans les lavabos du camp. Le compositeur jouait sur un piano dont les touches ne remontaient pas à cause du froid. Au violoncelle de Pasquier, il manquait une corde. L’auditoire ? Cinq mille prisonniers. « Jamais, dira-t-il, je n’avais été écouté avec autant d’attention et de justesse. »

L’œuvre s’inspire du passage de l’Apocalypse « je vis un ange plein de force, descendant du ciel ». Et Messiaen d’ajouter : « au son de la trompette du premier ange, le mystère de Dieu se consommera […] Ce texte résume tout ce que j’espère, ce que j’ai aimé, ce que je continue à aimer ».

Messiaen le synesthéticien évoque une aurore boréale en hiver (« au stalag, l’absence de nourriture me faisait rêver des sons et des couleurs » dira-t-il). « Bleu mauve, or et vert rouge violacé, bleu orange » qu’il identifie aux cascades d’accords des second et septième mouvements... Les harmonies rappellent celles d’un Pierrot lunaire de Schoenberg. En effet, Messiaen avait emporté au stalag une partition miniature de la Suite lyrique de Berg.

Le compositeur s’inspire des raga traditionnels ou inventés de toute pièce, des rythmes grecs et hindous. Une version mélodique de « l’accord mystique » répond à l’extase poétique de Scriabine.

Cet « arc-en-ciel théologique » en huit mouvements correspond aux six jours de la création, avec le septième pour le repos de Dieu. Le huitième jour couronne les précédents : il s’adresse « à Jésus-Homme, ressuscité, immortel » dont « les années ne s’épuiseront jamais ». Le Christ est la fin du temps.

Réveil des oiseaux, la clarinette joue librement sans contrepoint au premier mouvement. La partie de piano égrène une série d’accords – évocation du silence de l’Éternité. Un article du Figaro signé M.H. décrit la scène : « Le silence s’établit dans la baraque […] comme il semble loin le camarade de chaque jour. On le reconnaît à peine. » Ce camarade qui, selon Messiaen, semble déjà « libre de l’avant et l’après : quand nous entrerons dans une autre dimension qui nous fera participer à l’effroyable simplicité de la parole de l’ange ».

Le piano de la Liturgie de Cristal, au premier mouvement, emboîte lignes et motifs rythmiques à la manière des motets isorythmiques où se superposent color et talea. Toute trace de métrique musicale s’efface grâce à la technique de la valeur ajoutée : par augmentation ou diminution. Au premier mouvement trois figures rythmiques hindoues se succèdent : râgavardhana, candrahalâ, lahshmîça.

Au second mouvement, violon et violoncelle jouent une mélopée empruntée au plain-chant. Dimension visionnaire de deux parties lapidaires. À la manière des pieds de l’ange posés l’un sur terre, l’autre sur la mer comme dans les lithographies de Dürer (Gobelins du château d’Angers). Le thème de l’ange en est la mélodie principale. Mélodies et harmonies reposent sur les modes à transposition limitée : gammes de tons entiers et demi-tons créent une polyvalence modale, une sorte d’ubiquité tonale.

Le troisième mouvement, pour clarinette seule, est tout en contrastes, entre « désolation et chants d’oiseaux ». Messiaen joue ici avec les limites de l’instrument : durée du souffle, déformation timbrique.

Un intermède s’ensuit sous la forme de rappel des thèmes antérieurs. Son écriture diatonique, ponctuée de cadences parfaites, évoque ici la vie ordinaire.

Un cinquième mouvement, somptueux, au rythme lent, avance sur les chemins célestes. Il s’agit d’une transcription d’un mouvement entier d’une œuvre antérieure, La Fête des Belles Eaux (1937).

Quatre instruments à l’unisson esquissent une étude de rythme au sixième mouvement. « Étudier le changement et la division, c’est étudier le Temps », précise Messiaen. Le développement rythmique se fait par le biais d’un ostinato mélodique où hauteur et durée se trouvent dissociées et confèrent au rythme son entière autonomie. Les harmonies et registres changeants en accentuent la furie.

Au septième mouvement, les arabesques jettent les instruments les uns contre les autres. Le traitement qu’en fait Messiaen aux premières mesures est significatif : « au commencement était le Verbe ». La clarinette joue un contre-chant où se superposent de nouveaux éléments thématiques. La rapidité est kaléidoscopique, les cantilènes alternent. Le traitement des notes aiguës donne une couleur exotique au mouvement où s’enchevêtrent chants d’oiseaux, raga, accords de sixte, rythmes non rétrogradables. L’avant-dernier mouvement est « dédié à l’ange ».

Le huitième et dernier mouvement, intitulé Louange à l’Immortalité de Jésus est une transcription du Diptyque pour orgue. Lente montée des instruments, le mouvement du violon joue en soliste une « louange de tout amour. Ascension de l’homme vers son Dieu. Enfant de Dieu vers son Père ».

Messiaen, compositeur et pédagogue habité par les catégories et catalogues, a composé une œuvre qui les dépasse tous. La scolastique, reprenant Aristote, définissait l’art en tant qu’il pouvait imiter la nature – ars imitatur naturam in quantum potest. Aussi, Messiaen nous livre-t-il quelque chose des secrets cachés de cette nature.


Le Trio Hochelaga présentera, dans le cadre de son concert Fresques modernes, le Quatuor pour la fin du temps, le vendredi 11 mars 2016 à 19 h 30, au conservatoire de musique de Montréal. www.conservatoire.gouv.qc.ca

(c) La Scena Musicale