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La Scena Musicale - Vol. 21, No. 4

Jean Sibelius, l’hiver et le Québec

Par Éric Champagne / 1 décembre 2015

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Sibelius

Il y a 150 ans, le 8 décembre 1865, naissait Sibelius. Pour souligner cet anniversaire, nous avons demandé à notre collaborateur Éric Champagne, compositeur, de nous parler du grand Finlandais.

La première fois que j’ai entendu la musique de Sibelius, c’était lors d’un cours de littérature musicale au cégep où Finlandia était au programme. L’œuvre m’a immédiatement plu par son lyrisme patriotique et sa finale triomphante. Je ne savais pas alors qu’un immense choc m’attendrait quelques jours plus tard, lorsque j’ai écouté un album regroupant sa première et sa cinquième symphonie, sous la direction passionnée de Leonard Bernstein à la tête du New York Philharmonic. Je retrouvais dans la première symphonie, à plus grande échelle, le souffle épique de Finlandia. J’étais en terrain connu. Cependant, la cinquième symphonie m’a violemment électrocuté : c’est une musique à proprement parler sublime !

Cette symphonie est une véritable odyssée tellurique : le premier mouvement s’ouvre sur un tableau en pleine nature, qui respire le grand air, avant de faire place – dans un spectaculaire fondu sonore digne des plus grands maîtres de l’électroacoustique – à un épisode d’une énergie vive et étincelante. Le second mouvement est d’une tendresse et d’une délicatesse incomparables, avec une touche mélancolique typique de l’art scandinave. Le dernier mouvement – unique en son genre dans le répertoire symphonique – expose son célèbre thème construit sur un balancement obsessif et hypnotisant avant de faire place à des rhizomes mélodiques colorés et des frémissements orchestraux sublimes, pour conclure sur une tension douloureusement magnifique qui transfigure le thème dans une grandeur infinie. J’étais littéralement bouche bée, immobile et hors du temps, lorsque j’ai entendu les derniers accords entrecoupés d’un silence magique et vertigineux, totalement désarmant, comme la vue du vide lorsque l’on est sur le bord d’une falaise. Une telle musique nous fait perdre nos repères, nous fait douter de nos sens, nous expulse hors de soi et hors de la monotonie du monde.

C’est à ce moment précis que j’ai eu une pensée saugrenue : Sibelius aurait pu être Québécois. Il est clairement l’un des nôtres ! Il a l’œil et l’oreille pour chanter cette magnifique et grandiose nature et plus particulièrement nos redoutables hivers. Lorsque j’entends sa musique, ce sont les grands espaces couverts de neige immaculée et irradiante qui me viennent à l’esprit. C’est le froid mordant et déchirant que j’entends dans les passages les plus tortueux de son harmonie subtilement novatrice. C’est le soleil aveuglant de janvier, splendide et violent, qui rayonne dans ses majestueuses mélodies. C’est l’air pur et froid qui donne de l’éclat à ses couleurs orchestrales. Oui, j’en suis persuadé, Sibelius est Québécois !

Un autre indice est venu soutenir ma théorie le jour où j’ai découvert la musique de Michel Longtin, âme sœur du grand Finlandais dans l’opulence du langage symphonique et chantre des beautés tragiques de la nature et de l’humanité. Si Longtin la sublime avec peut-être un peu plus d’acidité, mais avec autant de splendeur et d’émerveillement, cette fabuleuse nature trouve le chemin de l’inspiration musicale avec autant de bonheur chez ces deux créateurs. Longtin ne s’en cache pas, Sibelius a été pour lui un maître, une inspiration. Pohjatuuli est un hommage magique et profondément personnel à l’univers sonore de Sibelius, tout comme Autour d’Ainola est une fresque épique d’un imaginaire poétique quasi légendaire. Au-delà de la parenté thématique, je me plais à croire que Sibelius et Longtin sont frères, qu’ils cultivent un même idéal, une même quête. Je retrouve dans leur musique les mêmes racines, à savoir la sauvage beauté des grands espaces ainsi que la magnificence et la noblesse de la nature; la mélancolique et méditative admiration des paysages et la tragique petitesse de la destinée humaine. Longtin et Sibelius transcendent tout ça dans un monde sonore grandiose et déroutant, magique, presque mystique.

Or, un jour, j’ai frappé un mur. J’ai appris que Sibelius, dans son journal, avait noté s’être inspiré de l’envol des cygnes sur le lac près d’Ainola, sa résidence, pour créer cette symphonie. J’en étais profondément désillusionné, presque choqué ! Comment cette musique d’hiver pouvait-elle être née en été ? Comment des cygnes volants pouvaient-ils se substituer à une tempête de neige ? Puis j’ai compris que la musique, art abstrait s’il en est un, n’est pas une vérité unique et qu’elle connaîtra autant de perceptions qu’elle aura d’auditeurs. Cependant, au-delà des détails anecdotiques, ce sont les forces vives de la nature qui interpellèrent Sibelius et ce sont ces mêmes puissances qui transcendent sa musique : un intangible et un indicible qui se propage, par l’oreille, jusqu’à notre cœur et notre âme.

Finalement, le Finlandais Sibelius n’est pas Québécois. J’oserais affirmer qu’il est humain, et que sa musique parle aux humains.

Désormais en harmonie avec ma perception de sa musique, je me suis créé une tradition toute personnelle : dès qu’une tempête de neige fait rage, je tourne mon fauteuil vers la fenêtre, je m’y love avec une couverture de laine et une tasse de chocolat chaud et j’écoute sa Symphonie no 5 en regardant la neige tomber, mes pensées vaguant au rythme des flocons et du vent. Chaque fois, le spectacle m’enivre et chaque fois, j’aime à croire que Sibelius et nous, Québécois pour qui « mon pays n’est pas un pays, c’est l’hiver », avons en commun cette incroyable capacité d’émerveillement face à la puissance de la nature. Et chaque fois, je suis ému, troublé, presque au bord des larmes, par tant de beauté.


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