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La Scena Musicale - Vol. 21, No. 4

Kent Nagano – Sonnez, merveilles ! Un essai à saveur autobiographique

1 décembre 2015


Couverture

Le 16 novembre, le directeur musical de l’Orchestre symphonique de Montréal lançait la version française de son livre, d’abord publié en Allemagne sous le titre Erwarten Sie Wunder! en 2014. L’ouvrage a été publié au Québec par Boréal sous le titre Sonnez, merveilles ! Tout en racontant son parcours personnel, Kent Nagano y parle de compositeurs qui l’ont influencé et y livre un solide plaidoyer pour la musique classique. Avec l’autorisation de l’éditeur, nous présentons ici un extrait tiré du cinquième chapitre, intitulé « Seule la musique en tête ».

L’intervalle du diable

Saviez-vous qu’un intervalle peut crier, cracher son venin, semer la discorde ? C’est le cas du triton, une vilaine combinaison de deux notes séparées par trois tons entiers, un intervalle profondément instable qui fait implorer grâce à l’auditeur, lui fait supplier qu’on lui rende la consonance ! Quiconque connaît le langage musical décrirait le triton comme une quarte augmentée, un saut du do au fa dièse par exemple, ou du fa au si. Cet intervalle revêt un caractère puissant, revendicateur, menaçant : à peine le triton résonne-t-il qu’une catastrophe est annoncée. Les bandes sonores de films d’horreur et de thrillers en privilégient l’usage. C’est l’intervalle auquel recourt Bach au moment de la rencontre de Jésus avec le lépreux dans sa Passion selon saint Matthieu;celui que Bruckner utilise comme symbole du Jugement dernier dans le credo de sa Messe en ré mineur, ou encore celui que favorise Moussorgski lorsqu’il met l’appel de la sorcière en musique dans le passage de « La cabane sur des pattes de poule ». Bernstein, dans West Side Story, joue de cet intervalle de malheur lorsque, désespéré, Tony appelle Maria, sa bien-aimée. Jimi Hendrix bâtit le début de sa fameuse chanson Purple Haze sur le triton; on l’entend par ailleurs résonner dans le thème musical des Simpsons. La chanson My Same de la chanteuse britannique Adele s’ouvre sur une reprise de l’intervalle en souvenir d’une amitié brisée. Le triton se suffit à lui-même. Adele le clame au public, tel quel.

Si un compositeur décidait aujourd’hui de transcrire en musique l’atmosphère de la veille du 15 septembre 2008, ces heures au cours desquelles quelques riches et puissants banquiers tentèrent désespérément de sauver la banque Lehman Brothers de la faillite et, avec elle, le monde d’une profonde récession, il se servirait sûrement à maintes reprises de l’inquiétant triton pour se diriger vers un happy end ou conduire enfin à une explosion, une vraie catastrophe. Au Moyen Âge, cet intervalle passait pour l’expression de Lucifer en personne. Il perturbait l’Église au point qu’elle finit par interdire purement et simplement l’usage de cette combinaison « diabolique » de notes qu’elle désignait de l’expression Diabolus in Musica. Cet intervalle allait jusqu’à troubler les gens, les alarmer, les terroriser. Personne n’osait désobéir de crainte d’évoquer Satan, et ce, jusqu’à la période baroque. Le triton n’est pourtant rien de bien particulier; il s’agit d’une simple stimulation acoustique. Mais ce qui est passionnant, c’est ce qu’en fait notre cerveau pour nous mettre dans un état d’inquiétude extrême.

Ce simple tandem de notes montre à lui seul la puissance de la musique, combien elle influence nos humeurs, inspire la fantaisie, éveille l’imagination. Il n’est pourtant qu’un exemple, choisi presque au hasard, parmi la multitude de ceux qu’offre l’univers musical. La musique a infiniment plus de ressources que celle d’engendrer des états d’âme. Elle ressuscite des souvenirs, aide à surmonter des blocages psychiques, soulage les douleurs physiques et les blessures de l’âme. Les médecins lui prêtent un pouvoir guérisseur, les philosophes lui attribuent depuis toujours un effet de stimulation cognitive. Les sons nous émeuvent et, passant par l’affect, attisent la pensée.

Ma passion pour la musique et le fait que j’y consacre ma vie ont rendu mon rapport à cet art si naturel que je n’en remettrais jamais le pouvoir en question. Pendant des années, je ne me suis même jamais demandé d’où venait ce pouvoir de la musique – c’était une évidence. Plus jeune, je me suis penché sur la question sous l’angle de la philosophie de la musique et j’ai beaucoup lu à ce sujet. Peut-être ne me serais-je pas replongé dans cette question sans la parution, ces dernières années, de fascinantes publications abordant le phénomène de la musique par l’angle des recherches dans le domaine des neurosciences. Les stimulations acoustiques passent par notre oreille et envahissent notre cerveau, qui les analyse. L’on pourrait dire que la musique s’élabore dans notre tête – que nous soyons compositeur, interprète ou auditeur. Si cette idée paraît quelque peu réductrice, le triton montre pourtant à lui seul combien c’est avant tout le cerveau qui donne sa portée à la musique. Quoiqu’il ne s’agisse que de deux notes que l’on fait résonner simultanément ou l’une après l’autre. Tout de suite, elles éveillent dans notre cerveau des sensations, des désirs, des représentations qui induisent de sinistres pressentiments. Que se passe-t-il au juste dans notre tête ?


Sonnez, merveilles ! par Kent Nagano et Inge Kloepfer. Traduction par Isabelle Gabolde. Les éditions du Boréal, 376 pages,
ISBN-13 : 9782764623985. www.editionsboreal.qc.ca ; www.kentnagano.com

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