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La Scena Musicale - Vol. 21, No. 1 septembre 2015

Andréane Leclerc et « la putain de Babylone »

Par Marion Gerbier / 1 septembre 2015

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La putain de Babylone

La contorsionniste de carrière Andréane Leclerc est doublement programmée pour la première édition de Grand CRU (Création Radicale Urbaine) cet automne au Théâtre La Chapelle, où elle défendra ses couleurs performatives entre cirque, danse et théâtre dans son spectacle, La putain de Babylone.

À l’origine, il y a la création, le blasphème, la damnation. Et la putain de Babylone, monstre pluricéphale accusé de prostituer le divin. À l’origine, il y a le sacrosaint cirque. Andréane Leclerc s’en revendique en termes identitaires : depuis très jeune, il est son langage, son mode d’expression, sa manière d’approcher le monde.

Il s’agit, comme tout élan vital, passionnel, d’un amour-haine. Progressivement, elle a pris ses distances de son expérience précoce au sein du Cirque Éloize et des cabarets en Europe, le nouveau cirque restant pris au piège de la prouesse et d’une conception étroite du spectaculaire selon elle.

« La contorsion est tout sauf spectaculaire, c’est ma façon de bouger. Le cirque est la chose la plus banale qui existe, une technique qui s’apprend. Sa mise en scène est spectaculaire. »

Alors qu’elle monte dès 2009 ses premiers essais indépendants dont Di(x)parue, qui deviendront l’étoffe de sa compagnie Nadère arts vivants, sa volonté de s’extraire – des codes, convenances et traditions – et d’explorer d’autres formes de dire s’affirme.

À l’occasion d’un récent baccalauréat en études théâtrales, elle fouille ce que la dramaturgie bouscule dans l’ancestral scénario du numéro. Elle laisse la troupe pour œuvrer en solo, confronte son répertoire corporel à des textes classiques, déconstruit la progression vers le climax pour privilégier le sens au présent. Émerge de cette recherche la création Cherepaka qui a provoqué, outre une apoplexie généralisée, de vives discussions sur sa nature circassienne lors du dernier Montréal Complètement Cirque. Ces années de métissage scénique et universitaire ont été ponctuées d’apparitions diversifiées, dans le cadre d’Edgy Women, d’une pièce d’Angela Konrad revisitant Tchekhov, de la carte blanche EXV OTO du chorégraphe Dave St-Pierre pour Danse Danse.

À l’origine de La putain de Babylone, il y a donc cette révolte critique, catalysée par des collaborations fructueuses. Inspiré de « Babylone la grande, mère des prostituées et des abominations de la terre » de l’Apocalypse de Jean dans la Bible, le projet s’est construit à deux têtes, avec le chanteur des Tiger Lillies, Martyn Jacques. Le bibliste Sébastien Doane a été quant à lui un guide indispensable par son colossal ouvrage de relecture des écrits religieux. S’est ajouté un casting de « huit putains dont un dieu » de comédiennes et performeuses aériennes, dont s’est éclipsée Andréane Leclerc pour revêtir son rôle de metteure en scène. Les éclairages, le son et les costumes, des éléments sculpturaux essentiels dialoguant avec le corps, ont suscité une attention précise. « Mes collaborateurs m’ont appris qu’un chaos, ça doit être scrupuleusement organisé, tout comme la création de quelque chose de simple est très complexe. »

La construction s’annonce visuelle et sinueuse, imprégnée des représentations des enfers du peintre Jérôme Bosch et des réflexions de Georges Bataille frayant avec l’érotisme et le sacré. « Beaucoup d’œufs. Un fleuve de verre brisé. Des fouets. » L’essence sulfureuse du chapitre 17 du Livre de l’Apocalypse émane davantage de la présence des corps et de la superposition de symboles, pervertis et ambivalents, que de l’action. La scène pensée en strates souterraines comporte un plafond bas et des rideaux de velours qui imposent leur pesanteur, à la fois gravité terrestre et fardeau de la faute à purger post-mortem. Cette restriction spatiale est le fruit de résidences dans divers lieux où l’accrochage était difficilement envisageable. Elle teinte l’interprétation en limitant l’acrobatie et en accentuant la minutie d’un vocabulaire foncièrement axé sur le mouvement. Un pied de nez à l’exubérance du cirque.

En complément de ces questionnements sur le caractère du spectacle circassien, le rapport du public à l’exploit et la dramaturgie en performance, Andréane Leclerc poursuit une lutte plus personnelle, engagée entre son corps et la contorsion, l’âme et l’image, en écho à l’objectivation dans la pensée féministe. Répondant à une commande de Jade Marquis sur l’empowerment féminin, elle avait conçu le trio Mange-moi en 2013.

« Autant La putain … convoque un texte, au contenu dramatique, où les corps évoquent des personnages – on fait du théâtre performatif avec nos référents de cirque, – autant la matière de Mange-moi est plus abstraite et philosophique, proche de la danse contemporaine. » Grand CRU ravive cette courte forme d’une contorsionniste livrée à nu, brouillant les énoncés sexués, sensuels et sensibles.

À l’origine de ce nouveau festival d’ouverture de saison, il y a Jack Udashkin, qui signera sa dernière programmation de La Chapelle, avant d’en transmettre la direction au prometteur Olivier Bertrand. Un événement qui entérine, par-delà les frontières disciplinaires, l’effervescence de l’art mutant qu’est la performance, et la multiplicité de ses talents en scène.


Festival Grand CRU – 8 septembre au 3 octobre 2015 – Théâtre La Chapelle www.lachapelle.org


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