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La Scena Musicale - Vol. 20, No. 6 avril 2015

Éclectique, électrique – l'année Jean Derome

Par Marc Chénard / 1 avril 2015

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Jean Derome

En janvier 2013, le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) décernait à Jean Derome l'une de ses prestigieuses bourses de carrière. Le récipiendaire en était tout aussi ravi qu'étonné, car il était un de 59 candidats en lice.

Électrique d'abord

Dans ces pages, il avait expliqué que cette bourse s'adressait aux créateurs dans tous les domaines artistiques, cinéma exclu. Pour obtenir le joli pécule de 60 000 $, les candidats devaient soumettre un plan. Dans son cas, il voulait mettre sur pied une année complète de performances musicales à compter du printemps 2015. Année choisie à dessein aussi, car le musicien marquera ses 60 ans en juin prochain. Chose dite, chose faite : « l'année Jean Derome » se met en branle le l4 mai avec une création pour 20 musiciens en soirée d'ouverture du Festival de Musique actuelle de Victoriaville (FIMAV). À l'affiche, une grande fresque musicale intitulée Résistances, œuvre dont la durée prévue sera de... 60 minutes !

Mais ce chiffre magique sert de « fil conducteur » au projet. Lors d'un entretien récent, Derome nous livre ses intentions : « L'électricité m'a toujours fasciné, si bien que mon premier titre de travail était ça, mais je le trouvais trop général. Toutes sortes d'événements sont survenus depuis – le Printemps érable pour ne prendre qu'un exemple – et tout à coup le mot "résistance" a surgi dans mon esprit. Je le trouve si riche en significations, qui débordent le seul phénomène physique. »

Pourtant, l'un des piliers conceptuels de l'œuvre repose sur ce phénomène. Derome s'est inspiré de la fréquence sur laquelle toute l'infrastructure électrique du continent module, soit 60 Hz. Pourtant, ce choix n'est pas sans poser quelques problèmes, le plus épineux étant sa hauteur sur l'échelle sonore, qui, elle, se situe entre le si bémol et le si naturel. Le compositeur observe : « Les instruments à cordes peuvent s'ajuster à ce diapason (les basses, guitares ou violons), mais cela sera plus difficile à calibrer pour les vents; pour ce faire, il faudra que je trouve des doigtés aptes à produire des quarts de ton. Mais j'ai un piano qui, lui, restera au la 440. En fait, je veux qu'il y ait frottement entre ces deux diapasons au cours du morceau. »

Côté instrumentation, Derome la conçoit en trois strates, la première avec trois anches, deux violons, deux cuivres, la seconde avec piano, synthé, deux guitares, basse électrique, échantillonneur et platines et la dernière avec trois batteurs et trois contrebasses. Côté forme, il compte diviser sa pièce en quatre sections d'une quinzaine de minutes chaque et employer un large éventail de procédés musicaux, certains de nature compositionnelle (partitions traditionnelles et graphiques, systèmes de signes), d'autres à caractère organisationnel (répartition en sous-groupes, ou « « circuits » qu'il placera tantôt en série, tantôt en parallèle). Tout un casse-tête, dira-t-on, et son maître en est très conscient, car il se doit de rapiécer le tout dans les six semaines précédant la première répétition (de neuf) fixée pour le 10 avril. Dans un texte liminaire (inclus en annexe dans le format html de cet article), Derome écrit : « J'espère créer tout un choc à Victoriaville avec cette nouvelle création […] de mon "année Jean Derome". On va "pogner un bon buzz". »

Éclectique ensuite

Deux semaines avant cette première, Jean Derome dévoilera à Montréal l'ensemble des activités de son année qui se poursuivra jusqu'en juin 2016. Le public est convié à la Maison de la culture Mont-Royal le 28 avril prochain à 17 h pour ce lancement. Outre la programmation, l'artiste présentera sa toute nouvelle galette, le recueil intitulé Musiques de chambre 1992-2012. Outre deux courtes prestations, on pourra aussi voir un extrait d'un film documentaire dont la première est prévue pour la fin juin à la Cinémathèque québécoise. À ce sujet, Derome explique qu'en l'an 2000, le réalisateur Richard Jutras avait amorcé ce film, mais sa sortie a toujours été remise, faute d'appuis financiers. Tournant autour des 60 (!) minutes, Turbulences musicales – Portrait de Jean Derome est le titre de travail de ce moyen métrage qui en est encore au montage.

En guise d'avant-goût de cette année, Derome révèle quelques-uns de ses projets, commençant par l'année en cours :
» prestation de son trio avec Normand Guilbeault et Pierre Tanguay au FIJM;
» concerts d'automne à Montréal et à Québec avec son ensemble les Dangereux Zhoms;
» reprise d'une œuvre ancienne (Phèdre sans mots – de Racine) avec l'ensemble SuperMusique et le chœur Joker sous la direction de Joane Hétu.

Et pour 2016 :
» jeux d'improvisation pour l'ensemble SuperMusique;
» création d'une œuvre commandée par l'ensemble de chambre contemporain Transmission
» propositions pour le FIMAV et le Suoni per il Popolo.

D'autres collaborations sont à prévoir et quelques surprises aussi.

Notons du reste que l'artiste veut aussi mettre en ligne son propre site Internet. « Je veux constituer une archive de mon œuvre, mais je dois avouer que le travail est colossal. J'ai des partitions, cassettes, bobines, dossiers de presse, affiches, mais je ne peux faire qu'un premier tri là-dedans. Même si on est au numérique et que le gouvernement a un programme pour la création, il n'y a rien pour l'archivage, alors je ne peux qu'entamer la chose. Je travaille avec Jean-François Denis et son équipe et on devrait avoir quelque chose à montrer le 28. »

À quelques semaines maintenant de son coup d'envoi, Jean Derome voit l'état des lieux musicaux de chez nous d'un œil circonspect. « Ce qui m'a frappé le plus, c'est de voir la fragilité du milieu. Quand j'approchais des gens en 2013 avec des projets pour cette année, ils étaient pris de court, certains ne savaient même pas s'ils allaient être encore en affaires. En musique classique, ils ont un meilleur suivi, ce qui n'est pas le cas dans les domaines des musiques créatives. Eux, ils sont salariés, mais pas nous. » Toutefois, en homme habile qu'il est, Jean Derome sait comment composer avec cela.

Résistances
(Nouvelle pièce de Jean Derome, en création au FIMAV 2015)
par Jean Derome

En tant qu'artiste (branché!), je m'intéresse depuis longtemps à l'idée de courant : courant d'idées, courants de pensée. C'est dans cet esprit qu'en 2000, j'ai créé la pièce Canot-Camping : un vaste territoire de jeux d'improvisation et de pièces écrites pour un groupe de improvisateurs dirigés à l'aide de signes. Fes lacs, des rivières, des rapides. 15 ans plus tard, c'est comme si la rivière de mon expédition de canot m'avait mené jusqu'à un barrage hydro-électrique. Le courant de la rivière devient électricité, mais le voyage continue.

Le Québec est un des plus gros producteurs d'électricité au monde. L'électricité, produite principalement dans les méga barrages du Grand-nord québécois, est transportée sous haute tension par des lignes de 750,000 volts jusqu'aux gourmandes villes du sud grâce à une armée de pylônes plantés comme des samouraïs à travers notre paysage.

Le système électrique québécois a ceci de particulier qu'il n'utilise pas de prise de terre conventionnelle. Dans chaque maison le neutre est relié à nos tuyaux d'eau et c'est le fleuve Saint-Laurent qui devient notre « prise de terre ». Le Québec entier est « groundé » sur le fleuve Saint-Laurent.

L'électricité est une onde comme le son. Toute l'Amérique du Nord module son électricité à la même fréquence : 60 vibrations secondes. Cette fréquence doit être maintenue parfaitement stable à tout moment en contrôlant la vitesse de rotation des turbines. La moindre défaillance désynchronise les machines dans les usines et cause des pannes, si bien que toute l'Amérique est maintenue en synchro jour et nuit à la fraction de fraction de seconde près.

Même les éruptions sur le soleil influencent et peuvent perturber notre système en nous bombardant d'ondes électro magnétiques. Les aurores boréales, c'est ça : des bombardements, heureusement déviées par le champ magnétique de la terre, mais pénétrant tout de même notre planète par les pôles. Notre planète est un aimant qui tourne comme une toupie sur ses pôles magnétiques.

Des spécialistes surveillent les éruptions solaires, prévoient et analysent les fluctuations qu'elles engendrent sur la fréquence de l'électricité : toute modulation produira une distortion harmonique qu'ils pourront détecter : un fuzz de guitare géant!

Cette vibration de 60 Hz à la seconde est le point de départ de Résistances. Le chiffre 60 y prend toute une signification. Une fréquence, c'est à la fois un son, une mesure, un rythme. Résistances est bâtie sur des multiples de soixante s'additionnant jusqu'à 60 minutes et, pourquoi pas, jusqu'à mes 60 ans que je fêterai cette année.

Cette fréquence ne se retrouve pas normalement dans la musique (60Hz, ça se trouve à mi-chemin entre Si et Si bémol) mais dans Résistances, l'orchestre sera accordé sur le 60 Hz si bien que, pour une fois, le buzz des amplis de guitare, des réfrigérateurs à bière et de l'éclairage sera en harmonie avec la musique et même y contribuera.

Et pour terminer, permettez-moi quelques calembours faciles : J'espère créer tout un choc à Victoriaville avec cette nouvelle création pour 20 improvisateurs qui sera la pièce de Résistance (s) de mon « Année Jean Derome » . On va « pogner un bon buzz ».


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