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La Scena Musicale - Vol. 20, No. 5

L’éternel combat : Les femmes et la création musicale

Par Éric Champagne / 1 février 2015

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Le 8 mars, Journée internationale de la femme, nous rappelle à quel point les inégalités sociales concernant « le deuxième sexe » sont encore trop présentes dans notre société. En musique, force est de constater que les compositeurs forment un old boys’ club très sélect où les femmes ne sont que très rarement invitées. Pourtant, en fouillant un peu, on découvre à travers l’histoire de la musique l’existence de nombreuses créatrices d’exception. Quant aux compositrices contemporaines, elles se démarquent de plus en plus, bien qu’il reste beaucoup de travail pour arriver à une réelle égalité des sexes dans ce domaine. Survol historique et constat contemporain.

Valeurs sociales en cause

Pendant plusieurs siècles, trois enjeux majeurs ont joué en défaveur des compositrices : la religion catholique, l’accès à l’éducation et les conventions sociales. L’Église a longtemps proscrit les femmes comme interprètes, alors il ne faut pas imaginer qu’elle soutenait les créatrices ! Kassia (Sainte-Cassienne de Constantinople, vers 805 à 865) et Hildegarde von Bingen (1098-1179) demeurent deux exceptions surprenantes : ces deux compositrices se sont épanouies en vase clos, au sein de leur communauté religieuse respective, préservées des diktats de l’Église par leur réclusion.

Quant à l’accès à l’éducation, c’était le nerf de la guerre. La composition nécessite une formation musicale poussée. Rares étaient les femmes qui pouvaient accéder à de tels enseignements. Certaines d’entre elles, issue de familles plus libérales, eurent droit à des études qui leur permirent d’acquérir le même bagage que leurs confrères. Des compositrices telles Francesca Caccini (1587-1641) et Barbara Strozzi (1619-1677) doivent en ce sens énormément à leur milieu familial pour le développement de leur talent et l’essor de leur carrière.

Le frein le plus coriace à l’émancipation des compositrices demeure celui des conventions sociales. De nombreuses créatrices au talent équivalent, voire supérieur à leur confrères masculins, ont été reléguées au second plan de la vie musicale de leur époque (souvent dans l’ombre d’un mari ou d’un frère célèbre) quand elle n’étaient pas carrément écartées, uniquement en raison des conventions et des préjugés. Le cas de Fanny Mendelssohn (1805-1847) est tristement flagrant : bien que soutenue par sa famille comme interprète, elle se voit refuser la possibilité d’une carrière de compositrice par son père. Dans une lettre à sa fille, ce dernier écrivit : « La musique deviendra peut-être pour lui (Félix) son métier, alors que pour toi, elle doit seulement rester un agrément » (cité dans un article sur sisyphe.org : bit.ly/sisyphe-compositrices). C’est dire à quel point, même dans les milieux ouverts aux arts, la convention sociale demeure immuable.

Néanmoins, les compositrices poursuivirent leur vocation, contre vents et marées. La diffusion de leur musique étant difficile (et contrôlée par les hommes), leur production a surtout été reléguée et restreinte à la musique de chambre : mélodies, pièces pour piano, petits ensembles... Le monde de la musique symphonique et de l’opéra leur était pratiquement interdit, ce qui entretenait le préjugé qu’une femme ne peut pas produire de « grandes » œuvres.

Dans ce contexte, certaines exceptions laissent cependant pantois. Pensons notamment à la Française Louise Bertin (1805-1877) qui assista en 1836 à la création de son opéra La Esmeralda, dont le livret original de Victor Hugo est adapté de son roman Notre-Dame de Paris. Quant à la Britannique Ethel Smyth (1858-1944), suffragette notoire, elle demeure à ce jour la seule compositrice à avoir été à l’affiche du Metropolitan Opera de New York avec son opéra Der Wald. L’Américaine Amy Beach (1867-1944) légua quant à elle une symphonie dite « Gaélique » qui peut fièrement côtoyer celles de Brahms et Dvořák par son orchestration dense et son utilisation habile des mélodies folkloriques. Ces trois exemples ne sont que la pointe de l’iceberg d’un répertoire qu’il reste encore à découvrir et à valoriser.

Compositrices au Canada

C’est du côté du Canada anglais que les premières compositrices ont réussi à faire carrière. Sophie-Carmen Eckhardt-Gramatté (1899-1974), Jean Coulthard (1908-2000), Barbara Pentland (1912-2000), Violet Archer (1913-2000) ou encore Ann Southam (1937-2010) ont marqué l’histoire du pays. Au cours du XXe siècle, la place accordée aux compositrices va en s’accroissant, permettant l’éclosion de nombreux talents qui rayonnent sur les scènes tant locales qu’internationales.

Au Québec, l’essor des compositrices sera notable principalement après la Seconde Guerre mondiale et c’est dans le domaine de la musique électroacoustique et mixte qu’il sera le plus marquant, avec Micheline Coulombe Saint-Marcoux (1938-1985) et Marcelle Deschênes (1939) qui en sont les précurseures. Roxanne Turcotte (1960) et Monique Jean (1960) sont les principales créatrices actives à l’heure actuelle sur la scène des musiques électroniques. Elles sont suivies par la génération montante qui comporte un grand nombre de femmes tout aussi inventives qu’originales. Du côté de la musique instrumentale, ce sont les compositrices nées dans les années 1950 (Isabelle Panneton, Linda Bouchard…) qui furent parmi les premières à imposer leur notoriété au Québec comme ailleurs. On notera que plusieurs compositrices de la génération suivante, dont Alejandra Odgers (1967), Ana Sokolović (1968) et Analia Llugdar (1972), ont choisi le Québec comme terre d’accueil pour y développer leur art, signe d’une ouverture du milieu par rapport à d’autres pays.

Être compositrice aujourd’hui

En ce début du XXIe siècle, le métier de compositeur est nettement plus ouvert aux femmes, malgré certains préjugés et idées reçues qui persistent encore et qui peuvent, à moindre échelle, freiner certaines vocations. Néanmoins, nous sommes loin de la parité. Selon une étude du Conseil des arts du Canada (disponible ici : bit.ly/profil-artistes), basée sur le recensement de 2001, 32% des « chefs d’orchestre, compositeurs et arrangeurs » au Canada étaient des femmes, mais l’organisme n’offre pas de chiffre plus précis concernant les compositrices. Si on regarde du côté du Centre de musique canadienne, 147 des 850 compositeurs agréés en 2014 sont des femmes, soit 17%. C’est bien peu, mais la situation n’est pas plus reluisante ailleurs. Une étude de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (bit.ly/SACD-femmes) recensait les programmes des principaux concerts en France pour la saison 2014-2015 et notait la présence de 16 compositrices, contre 1394 compositeurs. C’est donc dire que les compositrices n’occupent qu’à peine 1% des concerts français et que leur musique représente 4% des œuvres interprétées.

Les acquis des causes féministes permirent aux compositrices de se tailler une place au soleil, non sans difficultés (les témoignages ne manquent pas à cet égard), mais avec une ouverture sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Il reste cependant beaucoup de chemin à faire pour que les divers acteurs du milieu–principalement ceux qui contrôlent les directions artistiques, les commandes d’œuvres et l’attribution des subventions–prennent leur part de responsabilité quant à la diffusion de la musique de ces créatrices. Comme partout ailleurs dans la société, c’est un devoir collectif que de travailler à la parité et à l’égalité entre hommes et femmes.

 Cinq portraits de compositrices contemporaines

Sofia Gubaidulina (1931)

Sofia Gubaidulina
Assistante de Chostakovitch dans les années 1950, Sofia Gubaidulina est une créatrice unique pour qui le sens du sacré–et plus largement les thématiques religieuses–se marie avec une recherche sonore originale et raffinée. Éprise d’absolu, cette compositrice puise à même les rites mystiques pour créer une musique toute en intériorité et en introspection. En font foi son concerto pour violon Offertorium (1981), commandé par Gidon Kremer, qui s’achève sur une méditation proche de l’extase, ou encore son Concerto pour alto (1996) d’une profondeur noble et tragique.

Kaija Saariaho (1952)

Kaija Saariaho
Principale représentante de la musique finlandaise contemporaine, Saariaho est aujourd’hui l’une des compositrices les plus respectées et les plus appréciées dans le monde. Élaborant d’abord son œuvre dans le sillage de la mouvance spectrale–notamment avec son magnifique Lichtbogen (1986) pour neuf musiciens et traitement électronique en direct – elle s’émancipe graduellement vers une expression personnelle plus riche et un lyrisme plus déployé. Son premier opéra, l’Amour de loin (2000), sur un livret d’Amin Maalouf, a remporté un succès hors du commun lors de sa création au Festival de Salzbourg.

Jennifer Higdon (1962)

Jennifer Hingdon

Compositrice très en vogue aux États-Unis, Jennifer Higdon s’est fait connaître du grand public grâce à son poème symphonique Blue Cathedral (1999). Son catalogue très varié comprend de la musique de chambre, de la musique vocale, des œuvres chorales et des œuvres orchestrales parmi lesquelles figurent plusieurs concertos, dont ceux pour piano, hautbois, saxophone soprano et percussions. Elle est particulièrement reconnue pour son Concerto pour violon, commandé, créé et enregistré par Hilary Hahn, et qui a obtenu le prix Pulitzer en 2010. Il faudra surveiller la création de son premier opéra, Cold Mountain, qui prendra l’affiche le 1er août 2015 au Santa Fe Opera.

Jocelyn Morlock (1969)

Jocelyn Morlock

Originaire du Manitoba, Jocelyn Morlock vit et compose désormais à Vancouver. Prolifique, cette compositrice débuta en 2014 une résidence de création à l’Orchestre symphonique de Vancouver, tout juste après avoir été compositrice en résidence de Music on Main, une société de concert de musique contemporaine des plus originales. D’un post-modernisme excentrique et atypique, sa musique est profondément tonale et modale, quoique conçue dans un contexte contemporain riche en couleurs et en techniques instrumentales nouvelles. Cobalt (2009), pour deux violons et orchestre, est certainement l’une de ses œuvres les plus populaires et les plus emblématiques de son travail.

Cléo Palacio-Quintin (1971)

Cléo Palacio-Quintin

La Montréalaise Cléo Palacio-Quintin crée des œuvres instrumentales, mixtes et électroniques. Exploratrice sonore, elle développe et joue de l’hyper-flûte : branchée à un ordinateur à l’aide de capteurs électroniques, cette nouvelle flûte lui permet de créer des œuvres mixtes interactives. Elle collabore avec de prestigieux solistes, chambristes et ensembles tant en Amérique du Nord qu’en Europe. Compositrice en résidence à la Chapelle historique du Bon-Pasteur à Montréal de 2009 à 2011, elle a reçu le prix Opus – Compositeur de l’année pour la saison artistique 2010-2011.

Pour découvrir et entendre
Une formidable série radio de France musique est disponible gratuitement en ligne. Chaque capsule s’intéresse à une compositrice ou à une époque précise, et fait entendre plusieurs musiques de ces créatrices souvent injustement oubliées. bit.ly/histoire-compositrices

Compositrices québécoises à surveiller
· Anne Lauber (1943)
· Isabelle Panneton (1955)
· Michèle Boudreau (1956)
· Chantale Laplante (1956)
· Linda Bouchard (1957)
· Marie Pelletier (1959)
· Monique Jean (1960)
· Estelle Lemire (1960)
· Roxanne Turcotte (1960)
· Suzanne Hébert-Tremblay (1961)
· Rachel Laurin (1961)
· Alejandra Odgers (1967)
· Ana Sokolovic  (1968)
· Analia Llugdar (1972)
· Nicole Lizée (1973)
· Katia Makdissi-Warren (1970)
· Stacey Brown (1976)
· Emily Hall (1976)
· Marie-Pierre Brasset (1981)
· Sonia Paço-Rocchia (1982)


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