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La Scena Musicale - Vol. 20, No. 5

L’Aiglon

Par Richard Turp / 1 février 2015

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Napoléon II

En 1900, Edmond Rostand écrit une pièce, L’Aiglon, créée par Sarah Bernhardt, qui porte sur le sort du fils de Napoléon Ier, le duc de Reichstadt. À la suite du décès de son père, ce jeune homme vit à la cour d’Autriche sous l’emprise du chancelier Metternich et meurt de la tuberculose en 1832 à 21 ans. Il résume son existence ainsi : « Ma naissance et ma mort, voilà toute mon histoire. Entre mon berceau et ma tombe, il y a un grand zéro. » En 1852, Victor Hugo lui écrit un poème, Napoléon II, dans lequel il lui attribue le surnom d’« Aiglon » (Napoléon étant l’Aigle).

Rostand prétendait que son drame n’était que « l’histoire d’un pauvre enfant ». Ce n’est qu’une partie de la vérité. Sa pièce a été représentée pour la première fois en mars 1900 alors que la France était en pleine affaire Dreyfus et que la présence du nouvel Empire allemand se faisait menaçante. L’opéra L’Aiglon de Jacques Ibert et Arthur Honegger devance la Seconde Guerre mondiale de deux ans. Dans les deux cas, la France sait qu’un conflit approche et qu’elle doit faire face à une Allemagne hostile et belliqueuse.

C’est à la France de se réarmer autant moralement que matériellement. Les créateurs, surtout, se mobilisent : Claudel et Honegger créent Jeanne d’Arc au bûcher. Au cinéma, Carl Dreyer présente la Passion de Jeanne d’Arc et Abel Gance réalise son chef d’œuvre Napoléon en 1927 (pour lequel Honegger compose la musique). La pièce de Rostand est évidemment un drame personnel, mais elle est aussi une réflexion sur le patriotisme, sur l’honneur et l’ambition, sur la manipulation et la moralité. Avec L’Aiglon, Honegger et Ibert suivent le mouvement en utilisant le passé et la pièce de Rostand comme phare pour éclairer l’avenir.

Deux compositeurs

Œuvre singulière, L’Aiglon est l’une des rares partitions lyriques écrites par deux compositeurs. En 1936, le directeur de l’Opéra de Monte-Carlo, Raoul Gunsbourg, souhaite tirer un opéra du drame de Rostand. Le choix du compositeur n’est pas évident. Deux noms circulent : Jacques Ibert et Arthur Honegger. Les deux musiciens et amis décident finalement d’écrire l’œuvre ensemble.

Jacques Ibert raconte l’histoire : « Ce fut un accident de voiture qui nous amena, Honegger et moi, à décider de notre collaboration […] Depuis longtemps déjà, les Rostand et Henri Cain (librettiste) m’avaient demandé si je voulais écrire la partition de L’Aiglon. Ils avaient également pressenti Honegger. Nous hésitions l’un et l’autre. Le hasard voulut que ma voiture tombât en panne sur le bord d’une route, un jour où Honegger était avec moi. L’Aiglon fit son apparition dans la conversation. Ainsi se décida notre collaboration. »

Dans le Figaro en 1937, Honegger a expliqué la mission et le problème des deux compositeurs : « Notre ouvrage a une originalité qu’on ne peut lui contester : celle de réunir dans une collaboration musicale deux compositeurs d’une même génération (...) Notre désir commun de tenter d’écrire une œuvre d’un caractère populaire et direct a été la cause déterminante de cette collaboration. »

Une fois le travail accompli, Honegger ajoute :  « Le secret de notre collaboration ? Il n’y en a pas. L’un écrivait les dièses, l’autre les bémols ! » En réalité leur choix est dicté par leur tempérament respectif : à Ibert, les actes I et V tout en finesse, en émotion et en retenue; à Honegger, les actes II et IV très dramatiques et héroïques et le troisième en commun. L’œuvre qui en résulte est intense et bouleversante. Le défi majeur est de maintenir les équilibres et de susciter sans cesse la progression dramatique voulue par Honegger tout en communiquant l’élégance et la subtilité de l’écriture d’Ibert. Le quatrième acte, en particulier, contient un souffle épique et dramatique (le protagoniste revit, dans un rêve, la bataille de Wagram, entouré d’une armée de spectres). Le dernier acte, où le héros, bercé de chansons populaires françaises, vit ses dernières heures, regorge d’une belle émotion.

Cependant, cette œuvre, composée à quatre mains par Honegger et Ibert, dessine un Aiglondont « les habits sont trop larges pour le jeune homme… » Donc, comme précédemment au théâtre, le rôle-titre de l’opéra est tenu par une femme. Malgré sa structure en cinq actes, l’opéra L’Aiglon dure à peine deux heures et avance à un train d’enfer, au rythme d’un film. L’œuvre témoigne d’une exceptionnelle efficacité dramatique. De plus, Honegger et Ibert ont pu conserver leur propre personnalité, sans jamais nuire à l’homogénéité de l’ensemble.

La création de L’Aiglon à l’Opéra de Monte-Carlo, le 10 mars 1937, avec un remarquable plateau de solistes dont le soprano Fanny Heldy en Aiglon, le baryton-basse Vanni-Marcoux en Séraphin Flambeau et le baryton Arthur Endrèze en Metternich, est un succès triomphal.


L’OSM présente L’Aiglon trois fois (les 17,19 et 21 mars) avec deux invités européens, la soprano belge Anne-Catherine Gillet et le baryton français Marc Barrard dans les rôles principaux, mais aussi avec une brochette d’artistes canadiens remarquables dont Étienne Dupuis (en Metternich), Philippe Sly, Marianne Fiset, Tyler Duncan, Julie Bouliane, Michèle Losier et Pascal Charbonneau, tous sous la direction de Kent Nagano. L’OSM offre un rabais de 15% pour le concert aux lecteurs de La Scena Musicale avec l’utilisation du code promo « Scena ». C’est le temps d’en profiter ! www.osm.ca


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