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La Scena Musicale - Vol. 20, No. 5

Mario Labbé d’Analekta predit l’avenir

Par Crystal Chan / 1 février 2015

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François Mario Labbé

Il y a vingt-sept ans, François Mario Labbé était un promoteur de concerts, présentant 80 spectacles par année à la Place des Arts et plus de 50 à travers le Canada. Un jour, en 1987, il a mis la main sur trois excellents enregistrements : un par le Chœur de l’Armée Rouge, un second par la violoniste Angèle Dubeau et un contenant la bande originale du film à succès Le Maître de musique.

Dans une interview avec LSM, Labbé raconte l’histoire de l’étiquette, qu’il a fondée par la suite : Analekta.

Comment tout a commencé

« J’ai présenté mes bandes partout mais personne n’en a voulu. J’ai donc bêtement décidé de fonder une société d’enregistrement moi-même. La première année, j’ai vendu 150 000 disques, alors j’ai décidé de remettre [les profits] dans l’entreprise. Et le reste est de l’histoire.

« Il y avait alors une compagnie qui avait eu beaucoup de succès malgré le fait qu’elle était indépendante : Érato. Alors j’ai pris un avion pour Paris et invité le cofondateur Michel Garcin à produire un enregistrement pour moi au Québec. Il a dit : « Vous avez deux choix : vous créez une société de catalogue pour enregistrer tous les compositeurs de A à Z ou vous la créez avec le talent que vous avez au Canada, comme Érato l’a fait avec des artistes français. » Et j’ai répondu : je pense que c’est exactement ce que je veux faire.

« J’ai investi un quart de million de dollars dans le projet parce qu’il n’y avait pas de subventions pour la musique classique. Plus tard, j’ai convaincu le gouvernement de nous aider autant qu’ils aidaient la musique pop. Mais il n’y a pas de soutien particulier pour une étiquette de musique classique. Le système repose sur les ventes. C’est un problème, parce que la musique classique ne se vend pas autant que la pop. »

Nouveaux formats, nouvelles perspectives

« Les unités physiques se vendent de moins en moins, en baisse de 60% au cours des cinq dernières années. Le commerce sur Internet se porte de mieux en mieux. Il y a eu une  croissance formidable des téléchargements, mais ces ventes ont en fait cessé et c’est la diffusion en continu qui progresse. Nous avions eu 250 000 flux il y a cinq ans; c’est près de 13 millions de flux maintenant.

« Analekta a commencé sur le web en 2003. Au tournant du siècle, je pensais que l’entreprise irait dans cette direction. J’avais prédit la disparition des CD en 15 ans. Maintenant, la durée est sans importance, vous n’avez plus besoin d’un format. Les gens veulent seulement entendre la musique. S’ils aiment Bach, ils vont écouter 18 heures de Bach en continu. »

Le côté sombre d’Internet

« Le problème est l’argent. Les flux ne paient pas bien, et il y a de bonnes raisons pour ça. Ceux qui gagnent le plus d’argent sont les fournisseurs d’accès Internet, les Rogers et Bell de ce monde. Ce ne sont pas les artistes, ce n’est pas nous, les producteurs. À la fin, c’est le public qui ne veut pas payer qui va souffrir. Si nous ne changeons pas la source de revenus et si la source des revenus ne se développe pas, il nous sera impossible d’être créatifs, de renouveler le catalogue et d’accompagner les artistes dans n’importe quel projet ils veulent réaliser. Ce processus a déjà commencé. Nous avons atteint le point où nous ne pouvons pas nous permettre de perdre de l’argent. Sur trente enregistrements par année, j’en avais cinq ou six qui seraient des pertes financières et dix autres qui ne généreraient pas de profits. Ces 15 projets ont disparu.

« Mais il y a une chose qui ne change pas : l’appétit pour la musique. Les gens écoutent beaucoup plus de musique qu’autrefois. Sauf que les jeunes n’écoutent pas la musique de la même façon que les « mélomanes », qui n’écoutaient que de la musique classique, pensant que c’était un péché d’écouter n’importe quoi d’autre. Je pense à mon fils de 37 ans, à ma fille de 22 ans. Ils écoutent de la musique classique, mais pas seulement. Donc, nous sommes plus ouverts à la musique que nous produisons. Il est plus difficile de la vendre parce que notre musique n’est pas confinée à un public cible, mais en même temps c’est bien, car nous en avons atteint un plus grand public. »

En prévision de l’avenir

« Dans 15 ans, ma fille aura 37 ans, l’âge où vous passez vraiment à l’écoute de la musique plus classique. D’abord, elle est d’une génération qui ne connaît pas le CD. Ils ne veulent pas acheter, ils veulent juste écouter la musique, donc le streaming sera la clé. Ma prédiction, c’est que tous les grands fournisseurs d’accès Internet vous donneront la musique dans une sorte de forfait. Vous aurez l’impression que la musique est gratuite. Elle ne le sera pas, mais elle sera offerte avec votre connexion Internet, votre téléviseur, votre n’importe quoi. La connexion dans votre maison comprendra la musique. C’est commencé avec des choses comme Galaxy, mais ça va être plus précis. Je viens d’acheter une chaîne sonore et l’élément le plus important est l’accès à Internet intégré à la machine, permettant de choisir ce que vous voulez écouter. Lorsque vous commencez à faire cela, pourquoi voudriez-vous acheter un CD ? Un téléchargement ?

« Ensuite, la difficulté sera de dire au public qu’il y a quelque chose de nouveau sur le marché. Quand vous êtes comme moi, construisant la carrière des artistes, ça va être difficile.

« L’autre aspect intéressant d’Internet pour une entreprise comme la mienne est le catalogue. Je me rends compte que nous vendons autant le catalogue que nous vendons de nouvelles productions. Cela assure une certaine stabilité à la compagnie. Et avec les flux, les ventes sont en croissance dans le monde entier. Il n’y a plus de limites. Les artistes obtiennent beaucoup plus d’exposition dans le monde entier, et plus facilement que dans l’ancien système de vente au détail. »

Sur la construction des voitures

« Nous ne devrions pas résister au changement. Je compare souvent mon entreprise à l’arrivée des automobiles au tournant du siècle dernier. Il y avait encore des chariots, des chevaux et des gens qui s’occupaient de tout ça. Savez-vous que pas un seul constructeur de chariots n’a construit une voiture ?

Je ne veux pas qu’Analekta devienne un constructeur de chariots. Nous allons construire ce qui sera la prochaine voiture. »

Traduction : Michelle Rupnik


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