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La Scena Musicale - Vol. 20, No. 1

L’influence durable des leçons de piano

Par Kristine Berey / 5 septembre 2014

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Le retour à l’école signifie le retour aux leçons de piano pour de nombreux jeunes étudiants montréalais. Qu’ils choisissent de faire carrière dans la musique ou non, leur expérience va améliorer leur vie sur de nombreux plans, bien au-delà du contexte musical immédiat.

Quelquefois, cependant, les leçons de piano peuvent être une affaire sérieuse, comme le démontre la pièce de théâtre Two Pianos Four Hands. Bien qu’hilarante, l’œuvre présente au jour le jour à peu près tout ce qui peut mal tourner pendant les années de formation d’un jeune pianiste. Le printemps dernier, j’ai assisté à la production du Centaur qui m’a fait réaliser que j’étais bien chanceuse d’avoir pu travailler avec Phil Cohen de l’Université Concordia.

Au début des années soixante-dix, je lui ai demandé de m’apprendre à jouer du piano : je ne m’attendais pas à ce qu’il accepte. Il était le fondateur et le directeur du premier département de musique de l’université; j’étais surtout une autodidacte de 22 ans, souffrant d’une multitude de mauvaises habitudes musicales. Un professeur m’avait dit avec regret, après deux leçons : « Je ne peux pas t’aider. » J’étais trop vieille et mes mains étaient trop petites. J’étais dévastée. Mais comme la musique est un besoin fondamental de tout être humain, mon désir de bien jouer l’a emporté sur ma peur de demander. Quand je repense à ces années, un souvenir fait surface.

Je suis au bord d’une falaise tellement élevée que je ne vois que du noir en bas. Je sais que je dois me laisser tomber, mais mon instinct de conservation me retient. Je ressens un contact presque imperceptible sur mon coude et, à cause de la confiance absolue que ce toucher inspire, je laisse aller et je sombre dans l’oubli. Je survis, atterrissant non sur les rochers, mais sur les premiers accords de l’Étude sur les touches noires de Chopin. Je comprends soudainement que mes petites mains ne constituent pas un handicap à vie, après tout, et qu’elles ne m’empêcheront pas de pénétrer dans l’univers musical de Chopin. Je suis libre. Cette métaphore, peut-être un peu dramatique, décrit avec exactitude ce que Phil appellait, pendant mes cours de piano, « une percée ».

Je suis certaine de ne pas être la seule à éprouver une immense gratitude pour avoir eu la chance de travailler avec Phil Cohen. Il enseignait à de nombreux étudiants, dont des pianistes de concert complètement formés, qui traînaient des cicatrices d’expériences musicales traumatisantes vécues pendant l’enfance. Il leur a montré qu’en faisant attention à la musique, les réflexes les plus paralysants peuvent être rééduqués et que, à travers un travail patient et constant, tous les obstacles peuvent être surmontés.

Il a accepté de travailler avec moi à condition que je lui promette de répéter. Avec le temps, j’ai compris la définition de Phil du mot « pratique » : comme lorsqu’on pratique la médecine ou un autre métier. Il exigeait la concentration, mais éliminait la lutte de tous les aspects de l’expérience musicale. La répétition bêtifiante était absente et une attention à la musique élevée était maximisée, ce qui donnait  un sens à la plus courte des phrases musicales. Nous construisions une pièce musicale couche par couche, comme un chef d’orchestre ou un compositeur le ferait, de l’intérieur. Ce n’est pas la compétition qui était au centre de la démarche, mais plutôt la capacité de créer la joie et la vie à travers la musique. Il commençait à travailler avec un étudiant peu importe où celui-ci en était dans son parcours musical et il lui parlait d’artiste à artiste, reconnaissant que la quête de la beauté vient d’un endroit très profond à l’intérieur de chacun de nous. Il disait que le talent était simplement une facilité et il préférait parler d’être plus ou moins expérimenté, plutôt que talentueux. Il montrait que parfois il suffisait d’un petit changement de son centre de gravité pour changer instantanément et miraculeusement la technique.

Je me rappelle avoir été ébahie lorsque, alors qu’il me tournait le dos, à l’autre bout de la chapelle  Loyola, il pouvait commenter le doigté que j’utilisais dans un certain passage, le reconnaissant juste à l’oreille. Je me rappelle que, lorsqu’il jouait, faisant la démonstration d’une partie de la pièce qu’on travaillait, je me sentais comme si le temps s’était arrêté et que la véritable expérience musicale était sans limite. Contrairement aux personnages de Two Pianos Four Hands, je n’ai aucun regret concernant ma vie musicale parce qu’elle ne se situe pas dans le passé. Comme le placard magique de C.S. Lewis, cette vie reste une porte ouverte sur un monde enchanté, une couleur dans l’arc-en-ciel de ma vie, sans laquelle tout serait beaucoup moins lumineux.

Phil disait souvent qu’il ne suivait aucune « méthode ». Plutôt que d’« enseigner » ou de « développer », il tirait partie de l’énergie de chaque étudiant. Il s’adressait à tout le monde comme si chacun comptait, non seulement comme être humain, mais aussi comme être musical. Il parlait à la partie de ses étudiants qu’ils estimaient le plus et il s’attendait à une réponse à ce niveau. Il inspirait en étant inspiré.

Cette approche allait au-delà du piano jusqu’à la salle de cours. Dans un de ses cours (qui étaient extrêmement populaire auprès de tous les étudiants en musique), il y avait un jeune homme qui pouvait seulement être décrit comme un perturbateur. Un jour, il a posé une « question » qui était clairement une tentative de le provoquer et de déranger la classe. Phil a répondu avec un « C’est une excellente question ! » enthousiaste. Puis, il a improvisé une réponse formidable qui a attiré et retenu l’attention de la classe. Le perturbateur semblait rempli de fierté et il a sincèrement participé aux discussions subséquentes.

Je crois que la musicalité est une des manifestations de l’idée de Rachel Carson du sentiment d’émerveillement.  Elle est innée, précieuse et infiniment vulnérable. Comme le disait Zoltan Kodály : « Un enfant sans sensibilité musicale n’existe pas. » Qu’on leur chante et qu’ils chantent, qu’ils assistent à des concerts et qu’ils écoutent de la musique enregistrée nourrit musicalement les enfants et leur inculque le désir d’apprendre. Ensuite, s’ils rencontrent un enseignant sensible et généreux, comme je l’ai fait, ils vont véritablement jouer de la musique. Peu importe ce que la vie leur réserve par la suite, ce cadeau durera toute une vie.

Traduction : Stefania Neagu


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