L'Anneau du Nibelung au Met: une reprise
attendue
par Jacques
Desjardins
Le MET reprenait cette saison sa production de
l'Anneau du Nibelung de 1986-88. Trois cycles complets ont été
présentés du 29 mars au 10 mai 1997, dont le troisième au cours
d'une même semaine, tel que prescrit par le compositeur. Tant
attendue était cette reprise que les abonnés et les mécènes se sont
rués sur les meilleures places et que j'ai dû dénicher des billets
dans les trois cycles pour assister à tous les opéras. J'ai donc vu
Die Walkyrie et Siegfried du cycle I (12 et 19 avril 1997),
Götterdämmerung du cycle II (3 mai 1997) et Das Rheingold du cycle
III (5 mai 1997).
Je me réjouis
d'avoir pu visiter les trois cycles pour ainsi entendre deux
générations de Brünnhilde en Hildegard Behrens et Gabriele Schnaut,
et découvrir le premier Siegfried du prochain millénaire en Wolfgang
Schmidt. J'ai senti que les temps avaient changé en observant le
couple Schnaut/Schmidt chanter avec conviction le célèbre duo
d'amour à la fin du prologue de Götterdämmerung, où Siegfried remet
l'anneau à Brünnhilde en gage de sa fidélité. On est loin du couple
légendaire formé de Kirsten Flagstad et Lauritz Melchior dans les
années trente et quarante, mais pour la première fois depuis près de
soixante ans, on peut espérer voir un couple de jeunes chanteurs
évoluer au même rythme et réserver aux amateurs de Wagner des
moments sublimes pour les années à venir.
Parmi les chanteurs de cette nouvelle génération,
Deborah Voigt se distingue en Sieglinde dans le premier acte de
Walkyrie. Madame Voigt s'affirme de plus en plus comme une grande
interprète du répertoire germanique, comme en font foi ses récentes
prestations dans Die Frau ohne Schatten, Elektra et Tannhäuser. Elle
donne la réplique à un Placido Domingo en pleine forme dans le rôle
de Siegmund pour conduire le public à ce que je considère comme le
moment le plus fort de toute cette production du Ring : le duo
d'amour de Sieglinde et Siegmund au cours duquel il se reconnaissent
aussi comme frère et soeur. Placido Domingo nous sert cette scène
avec toute la puissance et la force dramatique que peut donner sa
voix exceptionnelle de ténor lyrique. Sa technique de bel canto peut
déranger les puristes de l'art wagnérien, mais Placido Domingo n'a
mis que quelques minutes à me convaincre que, bien qu'issu d'une
tradition lyrique différente, il peut chanter Wagner avec une grande
crédibilité.
Hildegard Behrens en Brünnhilde m'a semblé plus
solide qu'en 1990 alors qu'elle tenait le même rôle sur la même
scène, mais elle a tendance à «dérailler» dans les registres moyen
et grave, comme si l'appui venait subitement à manquer. L'air
célèbre du début du deuxième acte (Hojotoho !) commence bien mais
les glissandi deviennent vite laborieux. James Morris, dans le rôle
de Wotan, a aussi connu sa part d'ennuis : la voix libre et pleine
dans les passages forte devenait tout à coup fragile dans les
passages piano et a même «craqué» plus d'une fois. Ça ne devait pas
être sa soirée puisque dans Siegfried, une semaine plus tard, James
Morris avait retrouvé tout l'aplomb de celui que je considère comme
le Wotan de l'heure.
Dans Siegfried, le rôle-titre a aussi été confié à
deux générations de protagonistes : Siegfried Jerusalem pour les
cycles II et III et Wolfgang Schmidt pour le cycle I. Je n'ai pas vu
Siegfried Jerusalem, mais mon voisin de loge m'a confié qu'il
démontrait des signes évidents de fatigue à partir du milieu du
troisième acte. Je me suis donc réjoui d'avoir assisté à
l'interprétation solide de Wolfgang Schmidt, même si son jeu
scénique laissait parfois à désirer. Un indicateur de ses carences
théâtrales : le public s'est mis rire quand, au troisième acte,
Siegfried a réalisé que Brünnhilde, toujours prisonnière de son
profond sommeil, n'était pas un homme mais bien une femme («Das ist
kein Mann!»). Ce qui devait être un intense revirement dramatique a
passé pour un «punch» de comédie de série B. Mais toutes les voix
étaient superbes dans cette production, surtout Graham Clark dans le
rôle de Mime. Sa voix perçcante de ténor est très riche en
harmoniques aiguës et convient parfaitement au caractère véreux de
son personnage. Birgitta Svendén, en revanche, est un mezzo-soprano
à la voix ronde et chaleureuse qui réussit à faire vibrer
l'auditoire malgré la trop courte présence de son personnage d'Erda.
Sa conversation avec Wotan, au tout début du troisième acte («Wache
Wala»), reste gravée dans ma mémoire comme un autre moment fort de
ce Ring.
Heureusement, Madame Svendén a un peu plus de
musique à chanter dans Rheingold, ce qui nous permet de pleinement
apprécier la qualité de son instrument. Das Rheingold est un préambule (vorspielendes
Abend selon l'expression même de Wagner) aux trois épisodes
subséquents de la Tétralogie et se déroule en cinq scènes clairement
démarquées par des interludes orchestraux. On y retrouve James
Morris toujours en Wotan et un Siegfried Jerusalem efficace et
enjoué dans le rôle de Loge. Ekkehard Wlaschiha reprend d'une voix
soide et affirmée son rôle d'Alberich qu'il avait tenu lors de la
précédente présentation de cette production en 1990, et on découvre
avec ravissement une Hei-Kyung Hong sensible et fragile pour nous
vendre le personnage de Freia. Franz Hawlata et Matti Salminen, deux
colosses dans la vraie vie, sont à la mesure de leurs rôles de
géants.
Cet opéra sert souvent d'introduction aux néophytes
à l'art de Wagner. On n'y retrouve pas les «longueurs» si souvent
reprochées au grand maître. L'action s'y déploie dans le temps avec
élan, comme dans l'opéra italien de la même époque. Cela dit, je me
suis demandé en assistant aux quatre opéras pourquoi Wagner
insistait tant à rappeler à intervalles réguliers les principaux
moments des opéras précédents. Ces rappels stoppent l'action et
laissent le connaisseur en position «d'attente» jusqu'à ce que
l'histoire reprenne son cours. Cela n'enlève rien au génie du
compositeur, mais je ne suis pas sûr qu'il avait tant besoin de
rappeler les épisodes déjà connus de la Tétralogie par un soi-disant
souci de clarté. À bien y penser, ça prouve que Wagner n'accordait
pas une très grande confiance en son public pour s'y retrouver dans
sa méga-production. Peut-on vraiment l'en blâmer ?...
Quoi qu'on dise, le cycle de l'Anneau du Nibelung
s'impose comme l'un des chefs-d'oeuvre de l'art lyrique. Cette
histoire de dieux, d'humains et de sous-humains, élaborée au cours
d'un préambule et de trois opéras est une puissante allégorie de
l'aventure humaine. Wagner y dépeint avec justesse toute la gamme
des émotions : amour, cupidité, mensonge, honneur et sacrifice. Il
faudra attendre Parsifal et ensuite Pelléas et Mélisande pour que
l'art lyrique pousse davantage son exploration de la psyché humaine.
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