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La Scena Musicale - Vol. 19, No. 2

Quelques grandes œuvres de compositeurs québécois : Propositions d’écoute

Par Michel Gonneville / 1 octobre 2013

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Le présent article va proposer une sélection de quelques-unes de ces œuvres écrites par des compositeurs vivants âgés entre 55 et 70 ans, et qui ont l’avantage d’exister sous la forme d’enregistrements.

Après avoir brièvement tâté du sérialisme et d’une forme de minimalisme à la Steve Reich, José Évangelista (1943- ), qui avait fondé une société de concert appelée Traditions musicales du monde, s’est rapidement orienté vers la composition d’une musique basée justement sur ces traditions, qu’elles soient occidentales ou non. Le piano birman, les gamelans javanais et balinais, le folklore de son pays d’origine (l’Espagne) ont inspiré tour à tour des œuvres essentiellement basées sur la mélodie, présentée le plus souvent sans accompagnement (musique monodique) mais enrichie et ornementée par toutes sortes de variations (un procédé appelé hétérophonie). Empruntant  une forme en deux volets qu’adoptent plusieurs morceaux traditionnels indiens, Alap et Gat (ATMA ACD22242) est un sommet dans sa production, très habilement composé, envoûtant d’abord l’auditeur par une lente introduction au caractère qu’on dirait libre et improvisé, et l’emportant ensuite dans un accelerando qui semble ne plus avoir de fin, à l’instar de la mélodie qui l’articule en se renouvelant sans cesse.

Des enregistrements existent d’œuvres emblématiques de John Rea (1944- ) comme Treppenmusik (Centrediscs WRC8 6807) et Overtime (Centrediscs CMCCD 3188), dont la musique se laisse suivre comme une histoire passionnante, à même les variations et transformations de sa propre matière. On y rencontre des sonorités familières (accords, figurations et orchestrations) et même des citations d’autres musiques, brillamment intégrées. Las Meninas (pour piano solo, Richelieu/Radio-Canada) est sur ce dernier aspect rempli de subtilités, où les courtes pièces des Scènes d’enfants de Schumann sont transformées selon les styles de différents compositeurs de notre époque (notamment Claude Vivier, José Évangelista, Anton Webern, etc.). Toutes ces œuvres – souvent le résultat d’une réflexion approfondie sur un pan de l’histoire de la musique – se révèleront dans toute leur richesse au mélomane curieux et disposé aux recherches attentives. Autre exemple abouti de cette démarche : Singulari-T (ATMA ACD22395). Lancé par le battement d’un métronome, c’est un diptyque dédié à la mémoire de György Ligeti, compositeur hongrois passionné par le travail sur le temps musical. Reprenant certaines oppositions prononcées caractéristiques du style de ce compositeur, les tensions du tempo rapide initial se résolvent constamment en jeux rythmiques très dynamiques, alors que les lentes pulsations du deuxième volet – est-ce la respiration d’un grabataire ? –, scandées par les cloches, se défont abruptement en fin de course, comme un anévrisme qui se rompt.

Une grande partie du catalogue d’Yves Daoust (1946- ) (plusieurs œuvres sur étiquette Empreintes digitales) est constitué d’œuvres purement électroacoustiques, où les sons du quotidien – parfois ceux d’instruments de musique, comme dans le magnifique Quatuor – sont transformés et composés en de très sensibles et efficaces dramaturgies. Quelques œuvres réclament sur scène une source instrumentale réelle, souvent soliste, en plus des haut-parleurs diffusant une partie électroacoustique (cette musique est dite mixte). Outre cet échange entre instrument et sons préenregistrés, Petite musique sentimentale (IMED 9106 1991) et Impromptu (IMED 0156 2001) proposent également un dialogue réussi avec l’histoire musicale : ainsi, ce sont des échos fragmentaires de Satie que le piano égrène rêveusement dans la première pièce; ou ce sont les accents les plus tendus ou les plus tendres de la pièce éponyme de Chopin qui sont magnifiés par le synthétiseur et le piano dans la seconde. Dans Chorals ornés (IMED 11113 2011), ce sont 14 chorals de l’Orgelbüchlein de Bach qui sont recomposés à l’orgue et aux sons fixés et qui, accolés à des textes d’amour, construisent en notre imaginaire une profonde histoire humaine.

Ceux dont la culture musicale comporte une large tranche de free jazz ou de Frank Zappa voudront commencer à explorer le répertoire de Walter Boudreau (1947- ) par des pièces plus anciennes comme Demain, les étoiles (12 saxophones – ATMA), Les sept jours (pour 8 percussions – ATMA) ou L’odyssée du soleil (ensemble de cuivres), où ces influences se croisent avec celles d’un Varèse (pour le relief et la puissance acoustiques), d’un Xénakis (pour l’énergie de grandes masses sonores) ou d’un Boulez (pour la structuration minutieuse de certains passages). Mais l’auditeur plus « classique » aimera peut-être plutôt commencer par certains mouvements des Berliner-Momente (Centrediscs CMCCD 10705) où les références à Haydn et Wagner constitueront une assise pour comprendre le propos très particulier du compositeur; ou encore, par La vie d’un héros (ATMA ACD22551), qui est plus qu’un concerto pour violon : c’est un très bel hommage funèbre à l’ami Claude Vivier, dont la musique sert ici de fil conducteur. Pour ma part, j’aime tout particulièrement le Boudreau « de chambre », qui, imagination à vif, atteint dans Coffre III (a) (ATMA ACD22283) et dans Le grand méridien des sommets de variété et d’évidence formelles.

Denis Gougeon (1951- ), auquel la série-hommage sera consacrée cette année, est très prolifique et sa carrière est ponctuée de prix qui soulignent la qualité de cette générosité créatrice. Parfois légère, la musique de ce compositeur ne désorientera pas la plupart des mélomanes par son langage, et leur parlera de façon immédiate. Mais dans ce catalogue abondant, il est quelques œuvres qui se démarquent par leur profondeur singulière. Un train pour l’enfer (1993 – UMMUS) y touchait déjà mais Mutations (2011 – ATMA ACD22395) rejoint des accents dramatiques d’une force impressionnante. Gougeon y parvient en renouvelant son vocabulaire, en l’épurant de plusieurs des traits qui nous le rendaient familier – comme il l’a fait, paraît-il dans le récent Phénix pour orchestre – et en adoptant une forme d’un seul tenant, implacablement tendue vers son climax et puis vers sa fin.

Deux des œuvres les plus saisissantes de Serge Provost (1952- ), Le stelle, composée pour le réputé quatuor vocal Hilliard, et La pietra che canta pour trio et dispositif électronique, sont disponibles pour lecture en continusur le site du Centre de musique canadienne (cmcquebec.ca). Les ruines du Paradis (ATMA ACD22376) est un autre exemple des accents les plus récents de la poétique particulière de ce compositeur, œuvre d’intériorisation et de réflexion, mais dont les accents peuvent être intenses, proposition sérieuse et sensible nourrie par les exigences d’un Luigi Nono, d’un Andreï Tarkovsky ou d’un Pétrarque, parmi tant d’autres âmes sœurs que l’on voudra fréquenter en parallèle pour mieux saisir les liens avec celui qui en transpose l’esprit.

Résumer en quelques mots la pensée et l’œuvre de Denys Bouliane (1955- ) relève de la gageure. En tant que Québécois, ce compositeur a vite ressenti une distance vis-à-vis de la tradition musicale européenne dominante, et il s’est donné comme objectif d’inventer sa propre culture de référence. Depuis Jeux de société et Vingt tiroirs de demi-vérités pour alléger votre descente jusqu’à Du fouet et du plaisir et Qualia sui, il l’a fait notamment par le truchement de techniques dont l’application fait naître l’impression étrange d’entendre du connu et du familier au sein d’un discours par ailleurs profus, souvent animé et extrêmement nuancé sur tous les plans. En continuité avec cette « culture imaginaire », les toutes dernières œuvres s’articulent autour de la mythologie d’une peuplade amérindienne inventée : les Anticostiens. Ce cycle comprend deux œuvres pour orchestre (dont un concerto pour violoncelle de 25 minutes, Vols et vertiges du Gamache) et une œuvre pour sinfonietta de 15 instruments, Rythmes et échos des rivages anticostiens (ATMA ACD22395). La dimension rythmique est ici prépondérante, remarquable à la fois par sa complexité et par la clarté de ses jeux. Les élans, décalages et accelerandi succèdent aux retombées, les uns et les autres toujours variés, pour le plus grand plaisir de l’auditeur attentif. À réécouter souvent !

Plus discrète, mais non moins nuancée, Isabelle Panneton (1955- ) a tissé avec les années une toile d’œuvres, souvent brèves ou pour effectifs réduits, mais raffinées comme du Rameau, du Haydn ou du Schubert, à cause de l’attention portée aux déplacements des moindres notes (la conduite des voix). À la légèreté, la fluidité et la mobilité des premières œuvres (certaines audibles sur cmcquebec.ca), se sont ajoutées, dans Sombre avec éclaircies et surtout Les Îles – dont les enregistrements ne sont malheureusement pas disponibles à l’heure actuelle –, l’évidence formelle et la profondeur du propos, une maturation du langage que la fréquentation assidue rend évidente.

C’est In Auditorium (lecture en continu sur cmcquebec.ca), pour grand orchestre de vents, qui a révélé au public en 1998 la robustesse et la solidité de l’expression musicale d’André Hamel (1955- ), de même que sa maîtrise de la spatialisation des sources instrumentales. Grâce à l’utilisation de techniques de jeu alternatives, il compose dans certaines de ses œuvres des masses sonores inouïes, proches des sonorités de l’électroacoustique. Dans cette perspective, il faut écouter À huit (ATMA ACD22396), pour octuor de saxophones, parfois à peine reconnaissables. L’œuvre est bâtie à partir d’un nombre limité d’éléments (slaps, multiphoniques, sons fantomatiques, effets doppler de sirènes, cris d’oiseaux étranges, appels de bateaux, tenues aiguës, et même courte mélodie tonale), présentés au début de façon éparse, lentement, entre deux silences, mais qui, en une progression attentivement composée, seront réunis autour d’une trame crescendo de grand orgue désaccordé, avec un climax se défaisant dans l’extrême aigu. Derniers appels et cris d’oiseaux, souffles. Des couleurs glauques, sauvages. Un autre monde ? Non : le nôtre. Pensez à Riopelle…

Tim Brady (1956- ) est un autre compositeur prolifique, qui donne souvent la place d’honneur à son propre instrument : la guitare électrique. On pourrait dire que le langage musical de Brady résulte entre autres de l’assimilation des influences du compositeur néerlandais Louis Andriessen, du Steve Reich de Tehillim et du guitariste de jazz-rock John McLaughlin. Brady a remporté le prix Opus de la Création de l’année avec Atacama (ATMA ACD22676), pour chœur et ensemble instrumental, une cantate en six mouvements dont la thématique (reposant sur des textes d’un opposant politique au régime Pinochet) obtient ici l’ampleur formelle, la violence et le souffle dramatique qu’elle réclamait. Ne s’interdisant pas de mélanger consonances somptueuses, sons complexes et tensions harmoniques, intimement liés aux messages des poèmes, les caractères des mouvements alternent entre toccata instrumentale, chœurs scandés, grandes zones contemplatives, avec une guitare électrique utilisée de façon économe, mais dont les présences ajoutent une dimension à chaque fois saisissante : mitraillettes ou hélicoptère militaire, chant planant, sons quasi électroacoustiques du solo introductif du mouvement terminal.

Michel Gonneville est compositeur, professeur de composition et d’analyse (Conservatoire de musique de Montréal) et cofondateur de Cette ville étrange, site de Chroniques sur la création musicale québécoise


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