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La Scena Musicale - Vol. 18, No. 2 octobre 2012

Pierrot Lunaire 100 ans après

Par Emmanuelle Piedboeuf / 1 octobre 2012

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Le Pierrot Lunaire d’Arnold Schönberg célèbre cette année ses cent ans : la première a eu lieu à Berlin le 16 octobre 1912. Point tournant dans l’histoire de la musique, cette pièce est l’une de celles qui ne laisse personne indifférent. À l’occasion de son centenaire, retour sur ce pilier de la musique moderne.

En 1912, peu après la création du Pierrot, un journaliste écrira dans la Revue française de musique : « Le moment n’est pas encore venu, pour nous du moins, d’écrire un article objectif sur l’œuvre d’Arnold Schönberg. » Sujet prisé des critiques, la musique de Schönberg sera matière à débat dans l’Europe entière, puisqu’elle renversera les principes établis pour les remplacer par quelque chose de complètement nouveau. Aujourd’hui, alors qu’un siècle s’est écoulé depuis le Pierrot Lunaire, il est possible de poser un regard un peu plus éclairé sur l’œuvre de Schönberg, l’un des compositeurs qui aura le plus laissé sa marque sur le XXe siècle.

Bien que la musique de Schönberg puisse être divisée en plusieurs périodes, son œuvre dite « expressionniste » tire son inspiration de l’art pictural. Né à Munich dans la période précédant la Première Guerre mondiale, le mouvement expressionniste a été influencé par l’étude de la psychologie et se caractérise par la représentation d’émotions intenses et angoissantes. Il se regroupera autour d’artistes comme Ernst Ludwig Kirchner et Emil Nolde, dont les couleurs vives et les visions pessimistes ont marqué et façonné le style. Très intéressé par le travail de Kandinsky, Schönberg s’essaiera lui-même à la peinture en amateur et sera très influencé dans sa musique par les théories du groupe. Plusieurs de ses œuvres d’avant-guerre, dont Erwartung (1909), Die glückliche Hand (1913) et Pierrot Lunaire (1912), peuvent être qualifiées d’expressionnistes. Parmi ses élèves, certains ont aussi adhéré à ce mouvement, dont Alban Berg.

Afin de remplir la mission expressionniste, aucun personnage n’aurait pu être mieux indiqué que Pierrot. Célèbre dans la Commedia dell’arte, Pierrot perdra graduellement son aspect bouffonesque au cours du XIXe siècle pour revêtir une silhouette morbide et androgyne. Parallèlement à ce Pierrot se transformant de lui-même dans le monde des arts, Charcot sera chargé des maladies du système nerveux à la Salpêtrière. Personnage influent et visionnaire, il organisera des conférences et distribuera des photos de patientes en crise « d’hystérie ». L’hystérie deviendra un sujet prisé et gagnera rapidement le milieu artistique. Plusieurs pièces de théâtre seront alors montées faisant référence à un Pierrot fou en crise d’hystérie, ce qui contribuera à transformer l’image du Pierrot.

Schönberg n’échappera pas à la mode de l’hystérie, puisque le texte de Giraud, sur lequel il se basera pour composer son œuvre, est truffé d’allusions à cette maladie (l’épilepsie) encore mal comprise. Entre autres, au cours de la première partie de l’œuvre, Giraud fera appel à la Madone des Hystéries, « mère de toutes les souffrances ». Le texte sera divisé par Schönberg en trois parties. Pierrot est d’abord « ivre de lune ». Il est ensuite coincé dans un cauchemar, avant de retourner à Bergame.

C’est d’une commande que naîtra Pierrot Lunaire. Au moment même où Schönberg songera à écrire un mélodrame, Albertine Zehme, chanteuse réputée pour ses déclamations de vers dans les cabarets, approchera le compositeur pour la création d’une œuvre. Cette œuvre, qui deviendra Pierrot, devait à la base être des vers déclamés sur la poésie traduite en allemand de Giraud. Après négociations, l’œuvre sera composée de vingt et un poèmes, dans leur version allemande, avec une technique de chant appelée le sprechstimme. Dans la préface de son Pierrot, Schönberg explique cette technique : « La mélodie donnée en sprechstimme veut dire que les notes ne doivent pas être chantées. […] La tâche de l’interprète est de les transformer en une mélodie-parlée, en prenant en considération la hauteur donnée. » Schönberg accompagnera aussi la voix par un quintette jouant de huit instruments, soit le piano, le piccolo, la flûte, la clarinette, la clarinette basse, le violon, l’alto et le violoncelle.

Autodidacte, Schönberg n’aura jamais reçu d’enseignement musical poussé, mis à part celui dispensé par Zemlinsky, qui deviendra plus tard son beau-frère. Par le Pierrot Lunaire, il aura réussi une fois de plus à prouver qu’il était loin d’être ignorant de la tradition musicale puisqu’il choisira des formes traditionnelles pour ses pièces tout en leur imposant une atonalité systématique. Le Pierrot sera d’ailleurs un des derniers pas vers le système dodécaphonique qu’il mettra en place par la suite. L’œuvre est donc d’une complexité incroyable, autant pour les instrumentistes de l’époque que pour le public.

Un siècle après la création du Pierrot la prédiction de Puccini, qui avait dit à Schönberg « [qu’il] se pourrait bien un jour que cette musique soit acceptée, tandis que la nôtre, système tonal et superstructure chromatique relative, pourrait devenir intolérable », pourrait être en voie de devenir réalité à travers la musique contemporaine.


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