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La Scena Musicale - Vol. 18, No. 2 octobre 2012

Le ghetto de la musique contemporaine

Par Philip Ehrensaft / 1 octobre 2012

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De superbes compositions interprétées par des musiciens talentueux devant des salles à moitié vides, voilà qui arrive trop souvent. On montre du doigt la complexité de la musique contemporaine et son esthétique particulière pour expliquer qu’il y ait si peu d’amateurs.

Mais d’autres facteurs peuvent expliquer pourquoi la musique contemporaine est moins populaire que les grands morceaux classiques et les autres arts avant-gardistes. Selon Bernard Girard, l’effet d’éviction est le concept macroéconomique en plus grande partie responsable du fossé entre les amateurs de musique classique et la musique contemporaine. Girard se sert aussi implicitement de l’effet « superstar », concept avancé par Robert Frank et Philip J. Cook. Enfin, la loi de Baumol vient compléter le tout. Ces trois concepts économiques (l’effet d’éviction, l’effet « superstar » et la loi de Baumol) nous aident à comprendre pourquoi on parle de ghetto à propos de la musique contemporaine. Un ghetto à l’intérieur même d’un ghetto, puisque la musique classique a déjà une très petite part du marché de la musique.

L’effet d’éviction
Dans un moment aléatoire à la John Cage, une entreprise française spécialisée dans la vente de cours universitaires à l’étranger a demandé au jeune philosophe Bernard Girard, plutôt qu’à un spécialiste en administration des affaires, d’évaluer l’efficacité de ses stratégies commerciales. Après avoir mené à bien ce contrat, Girard a amorcé un virage dans sa carrière et devint l’un des meilleurs consultants français en matière de fixation des salaires. De notre côté de l’Atlantique, Girard est surtout connu pour son livre Le modèle Google. Dans le monde des affaires et de la philosophie, il est aussi connu pour son récent titre ARISTOTE : leçons pour (re)donner du sens à l’entreprise et au travail.

Aujourd’hui, Girard mène une vie parallèle comme écrivain et radiodiffuseur de musique nouvelle, et il s’empresse de nous expliquer ce qu’il appelle le « ghetto de la musique contemporaine ».

Adolescent, dans les années 1960 à Paris, Girard était captivé par la musique que composaient Boulez, Stockhausen, Cage et Schaeffer. « La musique d’avant-garde qui s’écrivait dans les années cinquante et soixante était infiniment plus difficile que celle qui se donne aujourd’hui dans les concerts de musique contemporaine, dit-il. Et il y avait du public. » C’est ailleurs que se trouve la raison de la ghettoïsation de la musique contemporaine.

Girard l’explique par des facteurs économiques plutôt qu’esthétiques. L’effet d’éviction arrive lorsque les dépenses et les emprunts d’un gouvernement augmentent à un point tel que le secteur privé trouve trop cher et difficile d’obtenir du financement pour investir et se développer. À son émission Dissonances à l’antenne de Aligre FM 93.1, Girard a montré l’éviction des compositions contemporaines par la montée d’un répertoire de musique classique de plus en plus standardisé et limité (à entendre sur www.aligrefm.org ou sur www.dissonances.pagesperso-orange.fr). Lors d’une émission, on étudiait l’économie de la musique contemporaine avec en grande partie des exemples français. Lors d’une autre, on examinait le Québec, où les institutions de musique contemporaine ont dispersé et fragmenté le public.

Avant la Seconde Guerre mondiale, il était normal de voir toujours une nouvelle composition au programme d’un concert, souligne Girard. Après 1945, les programmes ont été de plus en plus axés sur un répertoire de musique classique standard. Les marchés en plein essor du nouveau disque vinyle ont encouragé ce changement. Les concerts étaient des luxes et des expériences éphémères. Même si les vinyles représentaient un meilleur investissement, ils restaient quand même chers pour le salarié moyen.

Les acheteurs de vinyles préféraient donc les investissements sûrs. « Le disque a créé un marché pour les valeurs plus “sûres” et le concert suit, dit Girard, puisque les gens qui vont au concert sont ceux qui achètent des disques et se forment l’oreille en écoutant inlassablement les mêmes œuvres. »

Un nouveau quatuor à cordes d’un compositeur vivant ? Il risque d’être oublié par l’histoire. Par contre, un quatuor à cordes de Beethoven, voilà un pari moins risqué.

L’effet « superstar »
Cette idée est liée à celle avancée par Robert Frank et Philip J. Cook dans leur livre The Winner-Take-All Society: Why the Few at the Top Get So Much More Than the Rest of Us. Frank et Cook se demandent pourquoi l’écart de salaire s’agrandit entre les joueurs vedettes de baseball et le reste de l’équipe, leur direction et leurs employés. La réponse : les plus grands joueurs rapportent des contrats de publicité lucratifs à toute l’équipe. Même chose pour les grands dirigeants d’entreprise, qui attirent d’importants investissements.

C’est encore le même scénario pour les grands maestros et solistes, qui attirent les grands donateurs et le public. L’économie « superstar » du monde de la musique classique est aussi influencée par qui apparaît dans le guide annuel de Gramophone ou par le nombre d’étoiles que Penguin Guide, Diapason ou BBC Music Magazine accordent aux enregistrements. Ces honneurs sont renforcés par les radiodiffuseurs et les cours d’appréciation de la musique, entre autres. Il y a aussi les experts qui nous disent qui sont les meilleurs interprètes des meilleurs morceaux des meilleurs compositeurs.

La réputation des solistes vedettes influe sur la programmation. Même s’ils adorent la musique contemporaine, les directeurs, qui n’aiment pas prendre de risques, préfèrent payer généreusement de grands solistes qui se spécialisent dans l’interprétation de pièces consacrées par les experts. On laisse très peu de place aux nouvelles compositions qui franchiront ou non l’épreuve du temps.

Ce système aide les grands virtuoses à gérer leur temps et leur argent. En effet, au lieu de toujours être en train d’apprendre du nouveau matériel, ils se concentrent sur un répertoire classique/romantique circonscrit et recherchent, comme le Saint Graal, une perfection d’exécution. C’est devenu la norme dans la nouvelle économie de la musique classique d’accorder plus d’importance aux interprètes qu’aux compositeurs toujours vivants. De plus, il est bien plus alléchant de promouvoir les chefs-d’œuvre de compositeurs décédés depuis longtemps parce qu’il n’y a aucun droit d’auteur à payer. Accroître les revenus, diminuer les dépenses. Malheureusement, il s’agit là d’un indicateur classique que l’industrie va décliner à long terme. Les directeurs s’accrochent à ce qui a déjà réussi, malgré un marché stagnant, au mieux.

La loi de Baumol
En 1965, William Baumol et William Bowen ont publié un article capital sur l’économie des arts de la scène, et sur l’économie en général par le fait même. Baumol et Bowen avaient utilisé un quatuor à cordes de Beethoven pour illustrer les agents économiques incapables d’accroître la productivité, qui évolue en parallèle avec avec l’augmentation des salaires.

Un quatuor à cordes fera toujours le même produit avec les mêmes outils et le même nombre de personnes, comme au temps de Beethoven. Pour l’ensemble de la main-d’œuvre, les salaires ont augmenté à mesure que le capital remplaçait le travail. Les membres d’ensembles de musique classique s’attendaient à recevoir le même genre d’augmentation et les demandaient, bien que leur productivité soit restée fondamentalement la même. Il fallait trouver plus d’argent  quelque part pour payer les musiciens. L’augmentation du prix des billets s’est imposée comme l’une des solutions les plus évidentes.

Quand le public s’est retrouvé devant cette hausse de prix des concerts de musique classique, il a suivi la même logique que lorsqu’il a commencé à investir dans des disques vinyles (puis des CD, des DVD, des Blu-Ray et des fichiers audio sans perte). Quand un client a le désir et les moyens de s’offrir des billets à fort prix, il préfère généralement faire un achat plus sûr. La plupart des directeurs musicaux et des interprètes répondent à cette tendance en jouant des pièces bien établies.

La musique contemporaine fait face aux mêmes enjeux de productivité et de salaire que la musique classique grand public. Les musiciens qui adoptent rapidement les dernières technologies et en créent de nouvelles peuvent atténuer les effets de la « maladie de Baumol » (si elles sont utilisées pour diminuer les coûts de la main-d’œuvre.) Par exemple, j’ai acheté des billets chers pour aller entendre un compositeur diriger son groupe de musique contemporaine dans une grande salle de Toronto. Au lieu de l’orchestre de chambre auquel je m’attendais, le compositeur était seul sur scène aux commandes de multiples instruments électroniques. Voilà pour lui une bonne affaire si les coûts reliés au matériel électronique sont moindres que ce qu’il aurait payé pour le salaire et le déplacement d’interprètes. Les autres musiciens qui jouent d’audacieuses nouvelles œuvres sur des instruments traditionnels sont davantage affectés par la loi de Baumol.

Un marché fragmenté
Après son éviction de l’industrie de la musique classique, les institutions de musique contemporaine se sont mises à fragmenter leur propre petit marché. Le financement gouvernemental après 1945 en France et au Québec est, selon Girard, responsable de cette fragmentation, car il a encouragé le développement de facultés de musique universitaires, de conservatoires, d’ensembles résidents et d’agences qui commandent de nouvelles œuvres. Un phénomène semblable s’est produit aux États-Unis par le biais de fondations privées financées majoritairement par d’importants dons déductibles faits par les plus riches. Là aussi, les universités tant privées que publiques sont parties prenantes.

Le répertoire de la musique contemporaine n’a cessé de croître, mais pas nécessairement son public. « Un public spécialisé étroit s’est constitué, soutient Girard, mais à côté de celui de la musique classique. Et ce public spécialisé s’est naturellement prêté davantage à l’expérimentation que ne l’aurait peut-être fait un public ordinaire, d’où ce sentiment que les compositeurs contemporains font une musique pour les happy few. » Résultat : un petit public composé en grande partie d’autres professionnels de la musique, d’amis et de parents des artistes, et d’un noyau d’admirateurs de ce sous-genre particulier ou du compositeur. Néanmoins, le faible taux de fréquentation et les dons sont utilisés pour établir des stratégies et mener des actions qui visent à attirer plus de gens aux concerts de musique contemporaine. Le fait que les programmes ne soient joués qu’une seule fois n’aide pas. « Il y a, ensuite, le fait que le bouche à oreille ne peut pas jouer. Les œuvres ne sont données en général qu’une seule fois. On ne peut pas dire à ses amis : précipitez-vous, il y a actuellement une œuvre formidable qu’il faut absolument avoir entendue. »

Les avantages de l’éviction
Les « avantages de l’arriération » ont été trouvés par l’éminent historien de l’économie Alexander Gerschenkov alors qu’il étudiait la position de l’Allemagne par rapport à l’économie dominante de la Grande-Bretagne et les stratégies qu’elle a adoptées. L’Allemagne s’est mise à utiliser les technologies les plus avancées dans des secteurs tels que l’acier, les produits chimiques et les chemins de fer. La Grande-Bretagne avait une organisation industrielle décentralisée, tout à fait indiquée pour les premières phases de l’industrialisation, mais l’Allemagne, qui avait du retard, a su créer des avantages qui l’ont aidée à prendre les devants.

De son côté, la musique contemporaine tire certains avantages paradoxaux de son retrait dans une part marginale du marché. En effet, une augmentation annuelle faible de spectateurs génère un taux de croissance élevé. Être plus petit et moins visible que les autres institutions permet aussi d’essayer de nouvelles méthodes organisationnelles.

Girard estime qu’une légère augmentation annuelle de spectateurs pour l’ensemble des concerts de musique contemporaine présentés à Montréal serait suffisante pour un jour remplir les salles : « C’est d’autant plus enrageant que la musique contemporaine n’a pas besoin d’attirer des dizaines de milliers de gens, quelques milliers suffiraient. »

C’est faisable. Les réflexions de Girard sur la façon dont la musique contemporaine s’organise (ou se désorganise) sont un bon point de départ pour établir des stratégies gagnantes.            

Traduction : Jérôme Côté


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