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La Scena Musicale - Vol. 17, No. 8 mai 2012

Jazz

Par Marc Chénard / 1 mai 2012

English Version...


Version Flash ici.

Un hiver à New York : Récit d’une vie en un instant
par Ellwood Epps

C’était un véritable privilège d’avoir passé l’hiver à Harlem, au même endroit où avait vécu mon idole Wadada Leo Smith. Chaque matin, après m’être aspergé le visage d’eau et levé les stores du petit studio que j’avais sous-loué, je récitais les paroles du maître zen Dögen: «La naissance et la mort sont certes des sujets d’importance. Mais, la vie s’écoule rapidement. Le temps n’attend personne. Réveillez-vous! Réveillez-vous! Ne perdez pas un instant!» Le fait de me trouver là à cet instant précis m’a incité à pratiquer intensément.

Le Conseil des Arts du Canada m’a accordé une bourse pour poursuivre mes études auprès de Laurie Frink, mon professeur de trompette depuis longtemps. J’ai rempli une valise de vêtements et de livres, emballé ma bicyclette dans une grosse boîte et sauté dans un autocar en direction de la Grosse Pomme.
Mon départ de Montréal était salutaire, d’autant plus que je me libérais de mes responsabilités de programmateur de concerts de la série des Mardis Spaghetti et de mon local l’Envers. Je me suis plongé dans une pratique assidue, ponctuée de balades à vélo (sur les ponts qui enjambent la rivière Harlem) et de séances de natation au River Bank State Park. L’apprentissage de la trompette est un travail de longue haleine, voire d’une vie et l’on peut peaufiner sa technique dans l’âge adulte. Sur le plan physique, la technique, comme le corps, se transforme; un travail acharné et une bonne santé ont un effet certain sur le son.

Ce constat ne m’est apparu aussi clairement que lorsque j’ai entendu Wadada Leo Smith jouer à deux soirées de concerts à la salle de spectacle Roulette. À 70 ans, son jeu est plus affirmé que jamais; il ne fait aucun doute qu’il prend soin de lui. Sa trompette retentit dans l’espace sans hésitation, du pur blues, quoi. Quel souffle inspirant! Quand je l’ai entendu avec six groupes, j’ai senti ce désir d’aller de l’avant avec ma propre musique. Au fil des semaines, j’ai écouté d’autres grands noms, notamment Herb Robertson et Roy Campbell Jr., retrouvant quelques-uns de mes contemporains (Nate Wooley, Peter Evans, Brad Henkel) et découvert d’autres, Amir ElSaffar en particulier. En trois mois, j’ai écouté dix-huit trompettistes et toutes ces expériences m’ont donné un surplus de motivation.

« Faire de la musique »
Plus je pratiquais, plus je ressentais l’envie de jouer avec d’autres. Comme l’improvisation est une activité de groupe axée sur la performance, je me sens bien plus à l’aise sur scène, trompette à la main, qu'à réfléchir sur la fausse séparation entre la théorie et la pratique. Au cours des 15 dernières années, j’ai rencontré beaucoup de musiciens new-yorkais formidables, autant durant mes nombreux séjours là-bas que lors de mes stages au Centre d’Art de Banff ou encore mes présentations de concerts à Montréal.

Lors de mon récent périple, j’ai joué avec des bassistes comme Lisle Ellis – un expatrié canadien dont la musique et l’amitié m’ont soutenu dans des moments difficiles –, Sean Conly et James Ilgenfritz – présentateur de concerts à la Roulette – , des batteurs comme Lukas Ligeti et Michael T.A. Thompson (aussi stimulant qu’accueillant), le saxophoniste Michael Attias et deux joueurs de (violon) alto, Mat Maneri et Frantz Loriot. Toutes ces rencontres ont nourri ma créativité.

Bien que l’époque des spectacles et jam session jusqu’aux petites heures du matin soit révolue, c’est le concert à domicile qui semble avoir pris la relève. J’ai passé de bien beaux moments à visiter et à jouer avec des amis récents ou de longue date, de discuter des heures avec eux de la réalité musicale de notre temps et, bien sûr, des difficultés de ce dur métier dans un monde fou. Malgré tout, l’optimisme règne. (La vie n’est pas facile, mais la musique est bel et bien vivante!) Le concert à domicile est une composante importante de la vie musicale new-yorkaise actuelle. J’ai aussi joué dans quelques salons dans lesquels on peut entendre de la musique extraordinaire. Dans une ville où tout coûte cher et où la musique est en proie à la commercialisation, les mélomanes, tout comme les musiciens, ont besoin de ces nouvelles scènes. Les temps sont durs pour la musique créative, peu importe où l’on est. Je crois que la résidence privée gagnera en importance comme lieu de présentation de cet art de pointe. Les concerts y sont si sympathiques, sans artifice aucun, et très faciles à organiser, un bon exemple étant la série «Ze Couch».

« Le retour »
Nul doute, New York m’a fait beaucoup de bien: mon jeu s’est ouvert, j’ai retrouvé le désir de composer. J’ai joué avec des gens avec qui je travaillerai de nouveau, j’en suis sûr. L’énergie de cette ville m’a donné un véritable coup de fouet et le genre d’interaction sociale qu’on y trouve au quotidien m’a apporté une authenticité que j’apprécie. Je me suis même senti à l’aise sur mon vélo, zigzaguant le long de la Cinquième Avenue!

J’espère conserver cet élan maintenant que je suis de retour. Il y a à Montréal un éventail de possibilités difficilement imaginables à New York ou ailleurs (par ex., il serait difficile de maintenir un local comme l’Envers à Brooklyn pendant quatre ans). Je suis conscient de l’exiguïté de la scène montréalaise, mais je sais à quel point sa musique peut être unique. J’espère continuer mon travail ici avec des créateurs originaux et communiquer la nécessité de faire de la musique dans le moment présent, peu importe où cela m’emmènera. Être musicien de nos jours n’est pas chose facile, mais la musique se fait plus nécessaire que jamais. La vie s’envole rapidement, mais la musique n’est jamais très loin à l’orée de chaque jour qui nous est donné.

Ellwood Epps sera en spectacle à l’Envers le 16 mai en compagnie du légendaire bassiste Henry Grimes (voir calendrier Jazz+)

www.ellwoodepps.blogspot.com

Traduction: Lina Scarpellini



Élargir ses horizons
par Alain Londes

Deux pianistes, Robert Glasper et Vijay Iyer, suscitent beaucoup d’attention ces temps-ci. Le premier semble déterminé à faire bouger les choses, à preuve son dernier album, un méli-mélo de nu soul, rap et hip-hop réalisé avec l’aide de quelques grandes superstars de la musique pop. Iyer, par son approche plus intellectuelle et méthodique, offre de son côté un net contraste, tirant peut-être profit de ses connaissances en physique et en mathématiques. Quoi qu’il en soit, ces deux musiciens parcourent des sentiers distincts, mais l’un et l’autre méritent une écoute attentive.

Robert Glasper Experiment: Black Radio
Blue Note Records 88333

Black Radio s’ouvre avec l’annonce d’une émission de radio, prélude à un test de micro. Erykah Badu se lance ensuite dans une superbe interprétation d’Afro Blue, bien différente de la version originale de Mongo Santamaria. Outre Glasper, jouant ici en sourdine, on entend quelques obbligatos du flûtiste Casey Benjamin. Le répertoire réserve d’agréables surprises, comme l’adaptation de la pièce Letter to Hermione de David Bowie qui devient, entre les mains de Glasper et de la chanteuse Bilal (collaboratrice de longue date) une ballade pleine de tendresse. Avec Derrick Hodge à la basse et Chris Dave à la batterie, le groupe et les chanteurs invités forment un ensemble équilibré. Lala Hathaway pose sa voix vocodée sur cette adaptation du titre culte de Nirvana Smells Like Teen Spirit. Le titre de l’album fait référence, selon les notes de Glasper, à la boîte noire d’un avion, reconnue comme indestructible. Quant à la musique ici présentée, c’est le temps qui nous dira lesquels des titres auront longue vie et lesquels seront relégués aux oubliettes. D’aucuns pourraient classer cet album éclectique au rayon du jazz, mais il a tout de même fait une vive impression depuis sa sortie, ralliant du reste de nombreux fanas.

Vijay Iyer Trio: Accelerando
Act Records 9524-2 (Disponible en édition vinyle)

Ce nouvel album du trio formé par Vijay Iyer et ses acolytes, Stephan Crump (contrebasse) et Marcus Gilmore (batterie), repousse les limites du jazz expérimental. Le titre est éloquent: à l’écoute, on ressent une espèce de poussée. Lude est un exemple typique de pièce où le crescendo atteint un sommet avant de décélérer subitement, avec la basse en toile de fond qui ramène l’auditeur au point de départ. Wildflower, de Herbie Nichols, ajoute une touche de variété à l’ensemble par son rythme léger. Dans la reprise de la pièce Mmmhmm de Flying Lotus et du bassiste Thundercat, le piano exécute des envolées lyriques sur un fond de rythme soutenu pendant que Crump joue de l’archet, étirant la mélodie qui s’étale sur la pulsation de Gilmore. Tout comme l’adaptation de la chanson de Bowie dans le projet de Glasper, Iyer inclut dans son répertoire des petits bijoux de la musique pop : The Star of A Story de Rodney Temperton est un air mémorable et accrocheur des années 1970 rendu populaire par George Benson. Human Nature de Michael Jackson est réinventé en étoffant son discours rythmique et harmonique alors que la relecture de l’opus ellingtonien The Village of The Virgins se fait mélancolique. Accelerando devrait attirer de nouveaux auditeurs, en particulier les partisans du fameux trio The Bad Plus.

Traduction: Lina Scarpellini



Voies Parallèles

par Annie Landreville

Theo Bleckmann Hello Earth! – The Music of Kate Bush
Winter and Winter 910 183-2
www.theobleckmann.com

Le chanteur, jadis entendu aux côtés de Meredith Monk, John Zorn, Laurie Anderson et Anthony Braxton, a pris la musique de Kate Bush à bras-le-corps et il a réussi à actualiser brillamment cette pop de haute gamme qui n’a pas toujours très bien vieilli. Il faut dire que la majorité des reprises entendues ici ont été enregistrées dans les années 1980. Les arrangements sont souvent fidèles aux originaux, par exemple Under Ice ou encore dans une version très contemporaine de You Running up that Hill où la batterie prend beaucoup de place et où la voix, placée en avant, semble flotter sur les rythmes. Mais la musique de Bleckmann sait aussi se faire plus punk rock dans Violin, très jazz dans Saxophone et donne à Army Dreamers des allures de chanson à boire. Sa voix sied très bien aux mélodies et rythmes complexes de cette musique. Il peut gravir haut dans les aigus, mais il est ici plein de retenu, abordant le tout avec une relative douceur. Les musiciens, dont le violoniste Caleb Burhans, le bassiste Skúli Sverrisson et l’excellent batteur et percussionniste John Hollenbeck explorent plusieurs couleurs musicales, mais restent relativement discrets pour mieux servir la voix sensuelle du chanteur. On aurait souhaité un peu plus de folie dans cette aventure, bien que l’on connaisse le potentiel des protagonistes, mais le tout emmène quand même la pop vers d’autres horizons, tout en respectant les chansons originales, dans un équilibre souvent difficile à atteindre dans ce genre de production. Élégant.

Little Red Big Bang
ILK 186CD
www.littleredsuitcase.com

Plus aventureux que l’hommage à Kate Bush, on a droit ici à du matériel original, dans tous les sens du terme. Cette formation danoise nous offre une étrange combinaison de jazz et de musiques improvisées doublées de chansons aux mélodies aussi accrocheuses que les textes. Tout ça cohabite en harmonie. Le climat général n’est pas sans rappeler la collaboration entre Brigitte Fontaine et L’Art Ensemble of Chicago sur le mythique enregistrement Comme à la radio. L’esprit théâtral et le style cabaret déjanté donnent franchement envie de voir le tout sur scène. Deux compositrices sont à la tête de ce projet, soit la chanteuse Elena Setién ainsi que la chanteuse et pianiste Johanna Borchert, deux figures incontournables de la musique d’avant-garde du Danemark. Elles sont accompagnées par la crème des musiciens de jazz de pointe de ce coin du monde, entre autres, Jesper Løvdal, au saxophone ténor, le contrebassiste Jonas Westergaard ainsi que le batteur-compositeur Peter Bruun. Que ce soit au sein de Little Red Suitcase, leur précédent projet ou Little Red Big Bang, l’esprit est le même: une folle liberté qui mêle des musiques teintées de free jazz, des mélodies simples et ludiques, et des textes des deux compositrices qui flirtent avec la poésie quand s’ajoutent les mots de Rainer Maria Rilke sur Herbst.



Musiques d’hier et d’aujourd’hui
(revues et corrigées)

Barry Guy, London Jazz Composers Orchestra: Harmos Schaffhausen Concert
Intakt DVD 151 www.intaktrec.ch

Pour les Grecs, harmos voulait dire «jointure, jonction». Ce n’est donc pas un hasard si Barry Guy a choisi ce titre pour son grand œuvre, qui lie avec efficacité composition et improvisation, forme et liberté. Écrite à la fin des années 1980, durant une période où ce compositeur et contrebassiste cherchait à renouer avec la mélodie, Harmos sera importante à trois moments dans l’existence de son ensemble, le London Jazz Composers Orchestra. Le premier enregistrement de l’œuvre, en 1989, inaugurait une période de grande activité (musicale et discographique), plaçant l’orchestre parmi les plus importants grands ensembles du jazz contemporain avec le Globe Unity Orchestra (la même année, d’ailleurs, les deux orchestres furent réunis sur scène). En 1998, une performance historique de Harmos au festival de Berlin résonne comme un adieu: le LJCO ne devait pas se réunir avant une décennie, Guy ayant choisi de se consacrer au plus modeste New Orchestra. En 2008 enfin, pour les retrouvailles de l’orchestre au festival de Schaffhausen (Suisse), une éclatante interprétation de l’œuvre est immortalisée sur ce DVD. Retrouvailles de vieux camarades (Evan Parker, Paul Lytton, Trevor Watts, Howard Riley, que Guy présente comme un «nouveau membre», lui qui était déjà là en 1970!), l’orchestre forme un tout homogène bien qu’il ne soit plus strictement londonien (on y retrouve les Suédois Mats Gustafsson et Per Åke Holmlander, les Allemands Conrad et Johannes Bauer et l’Helvète Lucas Niggli, notamment). Les 18 musiciens donnent une brillante version de la pièce d’une quarantaine de minutes, durant laquelle les thèmes en forme d’hymnes voisinent avec les improvisations tour à tour enfiévrées, décapantes, poignantes et débridées. Félix-Antoine Hamel

Benoît Delbecq: Crescendo in Duke
Disques NATO 4375
www.natomusic.fr

Voici un musicien hexagonal qui a le vent dans les voiles. En 2011, ce pianiste récoltait le prestigieux prix Charles-Cros dans son pays pour des disques en solo et en trio, tous deux parus chez Songlines. À peine un an plus tard, ce projet quelque peu surprenant de sa part nous arrive. Pour cet artiste affichant des affinités électives avec ces musiques dites savantes, et une prédilection pour le piano préparé, la musique de Duke Ellington semble à des lieues de ses desseins artistiques. Pourtant, par l’entremise du producteur du label Jean Rochard, Delbecq rend hommage au Maestro en choisissant 15 de ses titres, issus pour la plupart de sa dernière période. Delbecq se lance dans l’aventure avec deux formations issues d’horizons géographiques et stylistiques éloignés. D’une part, on l’entend sur neuf plages avec l’appui d’un septette principalement européen, auquel se greffe le ténor new-yorkais Tony Malaby, et sur quatre autres avec une section de cinq vents et deux rythmiciens de Minneapolis (la résidence du producteur), le tout arrondi par un court duo avec Steve Argüelles (ici aux manipulations électroniques plutôt qu’à sa batterie) et un solo absolu en fin de disque. Au cœur de cette proposition musicale, il reprend la Suite Goutelas de 1966 avec la première des formations (comptant, entre autres, le vétéran clarinettiste britannique Tony Coe, hélas affaibli depuis par un AVC). Écrite par Duke pour marquer la restauration d’un château français, cette œuvre ne compte certainement pas parmi ses pages maîtresses, mais elle n’entache pas son énorme legs musical. L’ensemble l’interprète avec aplomb, respectueusement certes, mais sans se cantonner à un exercice de relecture. L’ensemble américain, pour sa part, se fait un peu plus funky, par la basse et la batterie insistantes, comme dans Portrait of Wellman Braud (le premier bassiste ellingtonien), les vents apportant des accents vigoureux. Dans son ensemble, Delbecq rend hommage au maître en prouvant que la musique du passé peut se décliner parfaitement au présent. Certes, les disques en hommage au vénérable Duke ne manquent pas, mais en voici un qui tiendra la route pour des années à venir. Marc Chénard


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(c) La Scena Musicale 2002