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La Scena Musicale - Vol. 17, No. 7 avril 2012

Jazz

Par Marc Chénard / 1 avril 2012

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Version Flash ici.

Katie Malloch : Ambassadrice du jazz d’un océan à l’autre
par Marc Chénard

Le 29 mars dernier, Katie Malloch a quitté son micro à l’antenne de la CBC, la radio nationale de langue anglaise. Si le défunt Len Dobbin passait pour l’ami du jazz montréalais, Mme Malloch était l’amie du jazz d’un océan à l’autre. Pendant près d’un quart de siècle, sa voix d’alto, sonore et réconfortante, a su attirer les amateurs de jazz à l’émission hebdomadaire Jazz Beat passant alors en 2007 à l’émission Tonic, où elle présentait sur semaine un plus large éventails de styles musicaux.

Sa longue carrière remonte au début des années 1970 lorsqu’elle fit ses premières armes à titre de bénévole à la radio étudiante de l’Université McGill (avant CKUT, la radio communautaire actuelle). Lors d’un récent entretien, elle a confié avoir été initiée au jazz par ses parents, tous deux mélomanes et amateurs de jazz classique, écoutant, entre autres, Lester Young et Sarah Vaughan. Par la suite, elle a plongé dans le jazz contemporain (Coltrane, Miles, etc.) en fouillant dans la discothèque de la radio étudiante.

C’est en 1972 qu’elle a fait son entrée à la CBC. «Ils avaient besoin d’un collaborateur local pour une émission hebdomadaire sur les affaires autochtones. J’ai tenté ma chance d’autant plus qu’ils cherchaient quelqu’un d’ascendance autochtone, ce qui est mon cas». Après trois ans, on l’a embauchée à temps plein. Au début, elle coanimait une émission d’arts et de spectacles pour ensuite prendre les rênes de l’édition montréalaise de l’émission That Midnight Jazz, en provenance d’une ville différente chaque soir. «On a aménagé mon horaire de travail pour consulter la collection de disques de la radio, laquelle était organisée par styles et étiquettes. Je me sentais comme un enfant dans une bonbonnerie! J’ai tout passé en revue, de A à Z: d’Atlantic Records jusqu’à Zephyr Jazz. Je pouvais aussi faire jouer la musique de mon choix. Franchement, je ne crois pas que j’aurais pu faire cela ailleurs qu’à la CBC.»

En 1983, elle s’est retrouvée au micro de Jazz Beat, une nouvelle émission conçue par le producteur Alain de Grosbois qu’elle considère comme une personne «très exigeante en matière d’enregistrement». Avec le temps, l’émission est devenue une tribune d’expression du talent canadien, un tremplin tant pour les musiciens de la relève que pour les personnalités établies. Véritable plaque tournante, cette émission a accueilli autant de têtes d’affiche du Canada que des États-Unis grâce à la diffusion de concerts en différé captés dans les festivals au pays. Interrogée sur la fin de l’émission faisant suite aux changements majeurs de la programmation, elle soutient que la communauté jazz a été durement touchée. En ce qui la concerne, elle précise: «Je ne devais pas oublier que j’étais à l’emploi de la CBC et non de la communauté musicale. Parfois, à vouloir trop épouser une cause, on peut manquer de souplesse et finir par éprouver de l’amertume. J’en ai été témoin: certains s’identifient à tel point à leur émission que lorsque celle-ci est retirée, ils se remettent en question. J’ai toujours eu soin de ne pas m’engager dans cette voie.»

Autres temps, autres mœurs

En dehors de son travail d’animatrice, Katie Malloch se dit quelque peu pessimiste quand elle observe le monde de la musique du moment. «Je crois que la conjoncture économique y est pour quelque chose. Dans les années 1970, de nombreux clubs de jazz accueillaient de grands noms plusieurs fois par semaine. J’ai vu à l’Esquire Show Bar le groupe fusion Mwandishi de Herbie Hancock, Stan Getz, Freddie Hubbard, Pharaoh Sanders et Rhasaan Roland Kirk. Il y avait aussi d’autres plus petites salles pour la scène locale, ce qui permettait à nos artistes de travailler, plus régulièrement que maintenant je crois.»

Lors des premières éditions du Festival de jazz à Montréal, elle se souvient à quel point il était facile de rencontrer les musiciens et de leur demander une entrevue.  «La montée des grandes maisons d’enregistrement (dans les années 1990) a entraîné la venue de représentants et d’agents d’artistes qui servaient d’écran. Mais comme les musiciens me connaissaient à cette époque, cela ne m’a pas dérangée et je pouvais les aborder sans difficulté.»

En ce qui concerne le débat autour de la formation universitaire en jazz, Katie Malloch déplore le fait que les jeunes musiciens, de nos jours, n’ont pas vraiment l’occasion d’apprendre le métier auprès de leurs aînés. «Ils jouent devant leurs collègues étudiants ou devant leurs professeurs, ces derniers partageant très souvent leur carrière entre des activités de scène et d’enseignement. Tant mieux pour eux. Mais les musiciens d’aujourd’hui n’ont plus ce contact d’antan avec le public. Enfin, il ne faut pas se désoler de cet état de fait, c’est la réalité, quoi.»

Qu’entrevoit-elle pour son propre avenir? Katie Malloch avoue sincèrement vouloir faire une pause du jazz, bien qu’elle veuille sortir davantage pour prendre le pouls de la relève. Dans un tout autre registre, elle veut aider bénévolement les enfants à améliorer leur aptitude de lecture à haute voix, prêter la sienne pour des narrations, et même relever un nouveau défi, soit de travailler avec des chiens dressés en recherche et sauvetage.

Nous lui souhaitons bien sûr la meilleure des chances dans ses nouvelles activités, même si bon nombre de ses fidèles auditeurs s’ennuieront de sa voix chaleureuse à l’antenne nationale.

Katie Malloch sera l’invitée d’honneur de la 14e édition du concert-bénéfice du Big Band au collège Vanier le 16 avril prochain, au profit de son fonds de bourses d’étude.

Traduction: Lina Scarpellini


La tranquillité d’un printemps latino
par Alain Londes

À la venue du printemps, deux projets latinos fort différents préparent l’auditeur à cette saison du renouveau, soit le duo tout intimiste réunissant la saxophoniste torontoise Jane Bunnet et le pianiste Hilario Durán puis le Cubain Gonzalo Rubalcaba déployant en solo toute sa virtuosité au clavier. Ces deux pianistes puisent dans un profond héritage musical empreint d’une touche de nostalgie.

Jane Bunnett & Hilario Durán: Cuban Rhapsody
Alma Records: 2011

Cuban Rhapsody nous fait redécouvrir les airs d’enfance de Durán et d’autres qui remontent à ses débuts de musicien. L’album s’ouvre avec une mélodie d’allure triste, Lagrimas Negras (Larmes noires), composition de Miguel Matamoros, chef d’un trio influent à Cuba durant les années 1940 comme interprète de boléros. Cette pièce s’anime dans la dernière partie et prend son envol. Bunnett troque alors le saxophone soprano contre la flûte pour Son de la Loma du même compositeur. Almendra (Amandes) est une danse cubaine de Aberlardon Valdés qui fait référence au Chanchullo de Cachao. Durán propose ensuite une touche d’inspiration classique pour Sherezada, une pièce accrocheuse. Au cœur de cet album, on retrouve une série de contredanses, superbement rendues par le duo, qui rappellent la musique classique cubaine diffusée dans les écoles. Bunnett revient alors au son suave et ample du soprano pour interpréter une des zarzuelas préférées de Mario Lecuona, Maria la O. Bunnet et Durán sont en parfaite symbiose ici et ils savent rendre la musique avec une sensibilité richement nuancée.

Gonzalo Rubalcaba: Fe...Faith
5Passion Records: 2011

Au point où il en est dans sa carrière, Gonzalo Rubalcaba peut se laisser aller sans perdre pied. Après des années de formation, d'écoute et de pratique musicale, il est en mesure d’amalgamer les musiques cubaine, classique et jazz d'une façon toute personnelle. Fe...Faith («foi» en français) est un projet solo très recueilli, agencé selon une structure précise. Derivado, la pièce d’ouverture, consiste en trois longs accords dissonants en suspension qui préparent l’auditeur à recevoir ses autres offrandes comme une sorte d'antidote à la vie moderne trépidante. Maferefun lya Lodde Moi est une véritable méditation sur fond de voix alternées, jouées le plus souvent dans un registre dynamique bien déterminé. Suit alors une pièce improvisée inspirée de Coltrane, genre de variation de Giant Steps, reprise plus tard dans une seconde version précédant une autre prise de Derivado en fin de disque. Rubalcaba joue avec le lyrisme et la dextérité qu’on lui connaît, tantôt débridé, tantôt retenant ses notes comme submergé dans une réflexion spirituelle. Deux grands classiques du jazz, Con Alma de Gillespie et Blue and Green de Bill Evans sont joués chacun deux fois, le style étant plus sombre lors de la première prise avec un jeu de la main gauche un brin plus intense. L’album comporte également trois portraits musicaux de ses enfants, Joan, Joao et Yolanda. Pour savourer pleinement cet album, réservez-vous un moment d’écoute concentré dans un lieu paisible.

Traduction: Lina Scarpellini


Du Cool au Hot
par Marc Chénard

De toutes les manières d’appréhender le jazz, la métaphore calorifique (cool versus hot) est l’une des plus couramment utilisées par les amateurs et critiques. Bien qu’inadéquate, parce que passablement subjective, celle-ci permet à tout le moins de distinguer certaines démarches musicales d’autres, les unes plus mesurées dans leur expressivité, les autres résolument plus éclatées du point de vue dynamique. Voici deux groupes, de passage sur nos scènes en début de mois, qui se situent aux extrêmes de cette échelle thermométrique.

Vincent Gagnon: Himalaya
Les disques Effendi FND117
Dans une publicité incluse avec le disque, on décrit le contenu comme étant «du jazz inspiré et mélodique». Ces quelques mots suffisent pour nous donner une bonne idée du produit. En effet, le pianiste de Québec Vincent Gagnon propose ici, pour son second opus sur ce label de chez nous, un menu de 10 plages concises totalisant 46 minutes et quelques poussières. Des morceaux, quatre sont de son cru, deux sont signés par le saxo alto Alain Boies, une par l’autre saxo Michel Côté et une dernière attribuée au batteur Michel Lambert, les deux restantes étant des impros collectives pour trio (Débâcle, 1:16) et quintette (Perdide, 4:09).   Dans   son ensemble, ce disque est en tout point conforme avec l’esthétique jazzistique de la Vieille Capitale: lyrique et sans excès aucun. Même quand ça swingue un peu plus fermement, notamment dans le blues Anitaville aux consonnances monkiennes (soulignées dans les notes de présentation), les dissonances si typiques du Maître sont passablement adoucies, les solistes jouant bien à l’intérieur de leurs moyens. Mais lorsque les musiciens se permettent d’être un peu plus audacieux, comme dans les deux pièces collectives, ils ne le font que très furtivement et bien trop timidement pour justifier leur inclusion dans le programme. Autre métaphore obligeant,   cette musique a toutes les allures d’une coiffure impeccable et bien laquée, toute mèche déplacée à peine perceptible ou habilement dissimulée sous un col. Il ne fait aucun doute que le pianiste doit aimer la production discographique du label ECM, mais à l’instar de ce dernier, ce disque lui ressemble autant pour ses qualités que pour ses défauts.
• En concert: 4, 27 et 28 avril.

Ballister: Mechanisms
Clean Feed CF245CD
Si la musique de Gagnon coule tout doucement comme un ruisseau tranquille, celle de Dave Rempis en revanche vous balaiera comme un torrent, et ce, dès les premières notes écorchées de Release Levers, l’une de trois très longues impros collectives décapantes de 20, 16 et 28 minutes respectivement. Si la musique du disque précédent est bien coiffée, celui-ci est tout à fait décoiffante. Il ne faut aucun doute ici que ce saxo alto et ténor puise son inspiration dans un milieu urbain dense et foisonnant,   sa base d’opérations étant Chicago, réputée comme elle l’est pour son blues acéré et ses musiques expérimentales nourries par le free jazz. Certains connaissent peut-être ce saxo pour son rôle de soutien dans le Vandermark Five – comme le violoncelliste entendu ici, Fred Lonberg-Holm – ou encore ce forcené de la batterie qu’est le Norvégien Paal-Nilsson Love. De toute évidence, nous sommes dans un registre de free jazz «classique», avec de longs passages fulminants qui s’appaisent tout juste pour laisser l’auditeur reprendre son souffle avant le prochain déferlement. Le titres des autres pièces (Clapstock et Roller Nuts) établissent un lien avec l’intitulé de l’album, Mechanisms. En entendant ces messieurs se défoncer, on ne peut que penser à des engrenages grinçants de machineries lourdes qui se frottent presque sans arrêt. Vu ainsi, les similarités entre cette musique et d’autres formes aussi tonitruantes que le «métal» ou le «punk rock» sont tout aussi évidentes. Pour jouer ainsi, il faut avoir du coffre, nul ne saurait le nier, mais à rouler constamment sur les chapeaux de roues, on finit inévitablement par déraper et se complaire dans un feu nourri de gestes gratuits qui ne pourront jamais combler le manque de dessein et de sens artistique. De par la nature de ces exemples extrêmes, il serait difficile de concevoir un auditeur aimant les deux à la fois, mais il n’est pas exclu de trouver des terrains d’ententes entre eux sur toute l’échelle de températures mitoyennes existant entre ces deux disques ultra-cool et ultra-hot.
• En concert: le 7 avril.


Ces mots dits du jazz
par Félix-Antoine Hamel

Guillaume Belhomme: Way Ahead - Jazz en 100 autres figures
Le mot et le reste, 2011, 435 pages.
ISBN: 9782360540174

En 2009, Guillaume Belhomme, commentateur attentif du jazz contemporain et des musiques improvisées pour les magazines Jazz Hot, Les Inrockuptibles et le blogue Le Son du grisli, faisait paraître aux éditions Le mot et le reste Giant Steps Jazz en 100 figures, un guide pratique du jazz en autant de portraits de ses musiciens les plus célèbres classés – touche originale – par   ordre de naissance, soit de King Oliver jusqu’à Ken Vandermark. Reprenant la formule de cet ouvrage, en l’occurrence de courtes notices biographiques suivies d’un choix de cinq disques marquants, ces choix éventuellement augmentés d’une notice supplémentaire d’autres écoutes recommandées, Belhomme récidivait l’an dernier avec Way Ahead – Jazz en 100 autres figures. Alors que le premier ouvrage s’avère avant tout un guide de base, ce second titre se révèle un livre passionnant, non par sa forme ou par son style (Belhomme a souvent recours à une syntaxe quelque peu irritante), mais par le choix des musiciens représentés. En effet, ces «autres figures»révélent une vision très personnelle et originale de l’évolution du jazz. Si près du tiers des pages est consacré à des musiciens qui auraient pu se retrouver dans le premier tome (Benny Carter, Teddy Wilson ou Zoot Sims, par exemple), le reste du livre est consacré à des iconoclastes, des originaux, des musiciens qui restèrent souvent en marge de l’histoire du jazzon pense ici à Pee Wee Russell, Herbie Nichols ou Anthony Ortega. Belhomme est certes un partisan de l’improvisation libre et ses choix de musiciens plus jeunes dénote certainement sa préférence, mais cette tendance a le mérite de donner une ligne éditoriale à son ouvrage et de fournir une bonne introduction à certains musiciens sur lesquels il existe assurément peu de littérature en langue française.


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(c) La Scena Musicale 2002