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La Scena Musicale - Vol. 17, No. 6 mars 2012

Stravinski dirige Stravinski

Par Paul E. Robinson / 1 mars 2012

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CD Découverte mars : Stravinsky PetruchkaQuand les grands compositeurs parlent, les musiciens écoutent. Et quand Igor Stravinski, sans doute le plus important compositeur du vingtième siècle, parle de sa musique ou la dirige, les musiciens savent qu’ils devraient prendre des notes en plus d’écouter. Néanmoins, ce n’est pas une tâche facile pour un chef d’orchestre que de jouer le rôle de sténographe et de ne reproduire que ce qu’il a entendu ou écrit, et ce, même s’il est lui-même l’auteur de la musique. Stravinski aimait à prescrire avec autorité, mais il était étonnamment changeant et inconséquent sur le terrain.

Stravinski a enregistré presque tout ce qu’il a écrit, souvent plus d’une fois. Il a surveillé la mise au point des rouleaux de piano de Petrouchka et du Sacre du printemps au début des années 1920 et il a dirigé l’orchestre lors de l’enregistrement de ces deux œuvres en 1928, en 1940 et en 1960. Les avancées technologiques en enregistrement expliquent en partie pourquoi il les a aussi souvent produites. D’autres raisons ont motivé le compositeur à agir de la sorte: « L’une d’entre elles était sa dépendance financière pour ces enregistrements et, de façon générale, pour la direction, puisqu’on lui avait coupé ses subventions après la Révolution russe de 1917. »

Que pensait-il de lui-même comme chef d’orchestre? Voici ce qu’il a confié à Robert Craft en 1958:

Eh bien, les critiques ont bien sûr douté de mes aptitudes pendant quarante ans, malgré mes enregistrements, malgré que je sache vraiment ce que le compositeur voulait et mon expérience peut-être mille fois supérieure à celle de n’importe dans la direction de ma propre musique. (Conversations avec Igor Stravinski)

Stravinski nous a certainement laissé des documents précieux où il interprète sa propre musique. La meilleure qualité sonore et peut-être les meilleures interprétations se retrouvent dans la Igor Stravinski Edition produite par Columbia Records en 1960 sur vinyles stéréo. Cette série complète comprend des entrevues avec le compositeur et des extraits de répétitions. De nombreuses vidéos sur YouTube montrent de quoi Stravinski avait l’air quand il dirigeait.

Stravinski était très précis lorsque venait le temps d’annoter ses pièces en vue de les publier. Il inscrivait des tempos précis chaque fois que la vitesse changeait. Il disait en plus que ses enregistrements venaient confirmer ce qu’il voulait en matière de tempos, d’articulations, de phrasés et d’équilibre. Par contre, sur ces enregistrements, Stravinski le chef d’orchestre prenait souvent des tempos différents de ceux indiqués par la partition de Stravinski le compositeur.

Erica Heisler Buxbaum a écrit un excellent ouvrage en 1988 qui confronte les tempos de la partition et ceux des enregistrements du Sacre du printemps. Elle arrive à la conclusion qu’on « ne peut pas  considérer les indications de vitesse de la partition et des enregistrements comme des lignes directrices fiables. » (Performance Pracice Review, vol. 1 no 1)

En 1964, Stravinski a fait la critique de trois nouveaux enregistrements du Sacre du printemps pour le magazine américain Hi-Fi Stereo. Il a fait la même chose en 1970 avec trois autres enregistrements dont un de lui. Les chefs d’orchestre de ces différentes prestations étaient Karajan, Boulez (sur deux enregistrements) et Mehta. Dans l’article susmentionné, Buxbaum a noté la vitesse du métronome de chacune des danses du Sacre du printemps utilisée par chaque chef. Puis, elle les a comparées aux tempos prescrits par la partition et aux critiques du compositeur. Dans la plupart des cas, les chefs d’orchestre dévient légèrement des vitesses inscrites sur la partition, mais Stravinski se montre quand même très dur. Par exemple, dans Augures printaniers, Boulez a emprunté un tempo de 56 à la blanche alors que la partition indiquait 50 à la blanche: « Beaucoup trop rapide », selon Stravinski. Karajan est accusé de « tempo endormant » pour avoir joué l’Introduction du deuxième tableau entre 44 et 46 à la noire alors qu’il était écrit 48 à la noire. Dans cette même section, Stravinski trouve sa propre interprétation « trop rapide », bien qu’elle soit exactement à une vitesse de 48 à la noire. À la fin de la Danse sacrale, Stravinski prend pratiquement le même tempo de Karajan, mais celui de Karajan est défini comme « paresseux ».

Buxbaum se consacre presque exclusivement aux tempos dans son article, à l’inverse de Stravinski qui, dans ses critiques, commente d’autres aspects. L’enregistrement de 1963 de Karajan avec le Philharmonique de Berlin a valu ces mots de Stravinski: « Cette interprétation est en général étrange, mais travaillée à sa façon. En fait, elle est trop travaillée, elle ressemble à un sauvage domestiqué plutôt qu’à un vrai […] L’introspection est tout simplement absente dans Le sacre du printemps. » Il ne fait aucun doute que Karajan a été irrité par cette critique. Or, au lieu de rayer cette pièce de son répertoire, Karajan a pris à cœur les commentaires du compositeur. Il a à nouveau enregistré Le sacre du printemps en 1977 et en a fait une interprétation infiniment meilleure: les tempos sont plus rapides, les accents sont plus incisifs et les articulations plus claires.

Jeune homme, Stravinski avait tendance à être très strict quant à la manière de jouer sa musique. Mais avec l’âge, les enregistrements et l’expérience en direction de sa propre musique, il a réalisé qu’il y avait plus de possibilités qu’il croyait:

J’ai changé d’avis […] à propos des avantages d’immortaliser une interprétation sur bande magnétique parce qu’elle ne représente qu’un seul concours de circonstances et les erreurs et les malentendus qu’on y trouve s’enracinent dans la tradition aussi rapidement et canoniquement que des vérités. Ce sont des désavantages dont le prix est aujourd’hui cher à payer. (Themes and Conclusions, 1969, édition révisée en 1971)


Le CD Découverte du mois de mars de La Scena Musicale et d’Espace 21 est un enregistrement historique de 1960 de Petrouchka de Stravinski où il dirige le Columbia Symphony Orchestra.

Traduction: Jérôme Côté
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(c) La Scena Musicale 2002