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La Scena Musicale - Vol. 17, No. 6 mars 2012

Montréal, haut lieu du patrimoine sonore mondial

Par Jean-Pierre Sévigny / 1 mars 2012

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De Caruso à Elvis à Lady Gaga, nous pouvons retracer notre ADN sonore collectif jusqu’à l’inventeur du gramophone Emile Berliner. En octobre 2011, Oliver Berliner, petit-fils du célèbre inventeur, est revenu à Montréal sur les lieux où son grand-père avait lancé en 1900 la première compagnie de disques au Canada. Ce retour aux sources a suscité beaucoup d’espoir et d’appréhension dans le milieu.

Montréal 1900

Oliver Berliner est né à Montréal au début du 20e siècle. Il a travaillé comme producteur de disques puis éditeur de musique. Son séjour dans la métropole s’est très bien déroulé; il en garde un « très beau souvenir. » Il a visité l’édifice RCA, qui abrite le petit Musée Berliner, le Studio historique Victor et le café La Table Tournante où il a retrouvé avec grand plaisir des artefacts (gramophones, photos, etc.) reliés à l’histoire de l’usine Berliner/RCA, objets que le Musée a prêtés au restaurateur. Il a aussi visité le Musée Bell, le nouveau studio d’enregistrement de l’Université McGill ainsi que la maison de son enfance, située au coin d’Argyle et Westmount. Ce retour aux sources fut chargé d’émotions. Volubile et bien documenté, M. Berliner a aussi participé à un documentaire.

En entrevue, il résume les contributions d’Emile Berliner. « Grand-père a inventé le gramophone (appelé aujourd’hui phonographe), le disque plat, le premier microphone pour la compagnie Bell, et il a fondé rien de moins que trois des plus grandes compagnies de disques du monde, la Deutsche Grammophon en Allemagne–DGG célébrait d’ailleurs en 2009 son 111e anniversaire–la EMI en Angleterre et la Victor Talking Machine (aujourd’hui Sony) aux États-Unis. Et ce géant de l’industrie a aussi démarré en 1900 l’industrie du disque au Canada en fondant la Berliner Gram-0-Phone Company. » Feuille de route impressionnante pour un homme peu connu du grand public.

Ce site aujourd’hui se nomme l’édifice RCA et il est situé dans le quartier Saint-Henri, au coin des rues Saint-Antoine et Lacasse. C’est « le site » du patrimoine sonore au Canada et l’un des seuls qui restent encore intacts dans le monde. On sait par exemple que le site patrimonial Pathé-Marconi, situé dans la commune de Chatou (Île-de-France), a été rasé en 2004. Le lieu de la mémoire sonore et visuelle française et européenne rasé! Or les membres du Musée des ondes Emile Berliner (MOEB) soulignent que l’édifice RCA est aussi menacé si rien n’est fait. Il y a péril en la demeure. Ils ne veulent pas d’un autre Chatou. C’est ce qui justifie le pèlerinage d’Oliver Berliner. Ce porteur de patrimoine est venu pour réitérer son appui indéfectible au projet du Musée Berliner d’achat et de rénovation du site. 

« Je suis enchanté d’avoir enfin visité le musée et d’avoir rencontré ses directeurs qui lui ont consacré autant d’énergie et de temps, dit-il. J’ai appris beaucoup à propos du musée et des opérations de la compagnie de disque que mon grand-père a fondée, la Berliner Gramophone. Je vais aider de toutes les façons possibles à la création de ce qui sera à la fois un actif important pour la ville de Montréal et une attraction touristique majeure pour les millions d’enthousiastes, de chercheurs et d’étudiants qui y viendront dans le futur. »

Dans cette optique de pérennité du site patrimonial, le projet « Berliner–cité des ondes » a été mis en branle en 2009 et les administrateurs du MOEB négocient actuellement avec les différents paliers de gouvernement pour obtenir leur appui. D’ailleurs la Ville de Montréal doit procéder à une évaluation patrimoniale complète du site RCA au cours des prochains mois.

Un studio d’enregistrement légendaire

Le site abrite aussi le Studio historique Victor. En 1943, la RCA a fait construire sur le site adjacent à l’Usine Berliner un studio d’enregistrement–le plus vieux studio canadien encore existant–où vont enregistrer les grands noms de la musique canadienne. Ce studio a acquis une réputation enviable ici et à l´étranger, notamment dans les enregistrements qui exigent une acoustique de qualité optimale. Un jour, un homme célèbre s’est amené à l’improviste pour visiter le studio: le producteur des Beatles, Sir George Martin. Il avait entendu parler du studio.

Dans l’univers du patrimoine sonore international, les historiens considèrent le site RCA comme de premier ordre. Jean-Luc Rigaud, spécialiste du patrimoine industriel, vient de publier l’ouvrage Pathé Marconi, de la musique à l’effacement des traces aux Éditions Garnier. Il est venu à Montréal en 2010 pour se pencher sur ce qu’il appelle « l’expérience du Québec ». Il note que l’édifice RCA possède une grande valeur patrimoniale, au plan architectural, technologique et culturel. D’un positivisme modéré, il précise que l’avenir du Musée Berliner dépend maintenant des négociations avec le nouveau propriétaire, le promoteur immobilier Georges Coulomb, et l’aide éventuelle des trois paliers de gouvernement. Il appuie sans réserve le projet de rénovation complète du site. « Cet espace muséal, témoin d’une histoire séculaire, serait alors le lieu privilégié, unique au monde, pour faire vivre une mémoire culturelle et industrielle québécoise, canadienne, américaine, aussi bien qu’internationale1. »

Par contre, nul n’est prophète dans son pays. Ici, peu de gens connaissent la valeur historique de l’édifice RCA. « C’est un site historique important de la ville, et le studio de son est unique », souligne Phyllis Lambert du Centre Canadien d’Architecture. Pour Dinu Bumbaru d’Héritage Montréal, organisme qui œuvre à promouvoir et à protéger le patrimoine architectural, historique, naturel et culturel du Grand Montréal, « la valeur patrimoniale est souvent cachée à l’intérieur des édifices; dans le cas de l’édifice RCA, c’est le studio Victor qui a une histoire extraordinaire ». Il souligne que la nouvelle loi québécoise sur le patrimoine, adoptée en 2011, dotera les municipalités d’un pouvoir d’agir aussi sur l’intérieur des édifices. « Ce serait un bon début avec l’édifice RCA. »

Soucieux de la pérennité du site RCA, Oliver Berliner a confirmé, avant son départ, qu’il va léguer au musée de nombreux objets se rapportant aux débuts de la fabuleuse odyssée de la famille Berliner, les pionniers de l’industrie du disque au Canada.

Espérons que la Ville de Montréal et les gouvernements provincial et fédéral sauront se montrer à la hauteur de la valeur historique de ce site unique dans le monde et contribueront à le réhabiliter et à le mettre en valeur. Lieu de mémoire et d’apprentissage, le site a le potentiel de devenir aussi un attrait touristique important pour la région métropolitaine. Le secteur du tourisme culturel est très compétitif. Chaque ville a sa propre stratégie. Pour attirer les visiteurs, Toronto a n’a pas hésité à construire de nouveaux ensembles culturels. Montréal par contre possède des ensembles patrimoniaux importants, dont le Complexe RCA-Victor, qu’elle doit mettre en valeur.  


1. Jean-Luc Rigaud. Pathé Marconi, de la musique à l’effacement des traces. Paris, Garnier, 2011.

www.berliner.montreal.museum

www.studiovictor.ca
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