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La Scena Musicale - Vol. 17, No. 2 octobre 2011

Dans les archives : Prokofiev, la dernière victime de Staline

Par Norman Lebrecht / 1 octobre 2011

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Publié pour la première fois dans vol. 8.9, juin 2003

L’histoire ne compte aucune autre heure pareille. Le soir du 5 mars 1953, entre 21 h et 22 h, dans une datcha en bordure de Moscou, Joseph Staline s’éteignait d’une hémorragie cérébrale. Cinquante minutes plus tôt, dans un appartement communal de Moscou, Serge Prokofiev venait de succomber à un accident vasculaire cérébral. Une telle coïncidence est sans pareille—il aurait fallu, par exemple, que Shakespeare s’éteigne dans l’heure suivant le décès d’Élisabeth Ire ou que Goethe rende l’âme le même soir que Napoléon. Potentat et artiste, tyran et victime, ils furent unis de façon singulière par la mort et sont demeurés inséparables depuis.

Aux obsèques de Prokofiev, on ne vit pas de fleurs, les hommes de Staline ayant fait main basse sur le moindre bourgeon. Le cortège compta à peine une quarantaine de personnes, toute l’attention étant tournée vers la perte de la nation. Il fallut trois jours avant que l’Ouest apprenne la mort de Prokofiev, trois autres avant qu’elle soit annoncée dans la Pravda. Néanmoins, la nouvelle se répandit. Les musiciens du quatuor à cordes qui jouaient près de la dépouille de Staline pleurèrent à chaudes larmes—en pensant à Prokofiev.

Moins de trois ans plus tard, les crimes de Staline étaient dénoncés par Nikita Khrouchtchev au XXe Congrès du Parti et le «Petit Père des peuples» était relégué aux oubliettes. On observa un certain dégel. Alexandre Soljénitsyne écrivit sur le Goulag; Dmitri Chostakovitch codifia la Grande Terreur dans ses symphonies. Les artistes qui avaient survécu à Staline effacèrent sa marque de leurs œuvres. Prokofiev, qui mourut avec lui, demeure à demi condamné par association.

Il est pourtant l’un des compositeurs les plus connus de l’époque moderne. Pierre et le loup est joué dans les garderies et non seulement son Roméo et Juliette est-il dansé par des troupes de ballet, il retentit aussi comme un hymne guerrier dans les stades de football. Toutefois, à l’exception de ces deux succès, l’ensemble de sa production, quelque 135 œuvres, est peu reconnu. Sa musique est assombrie par cette sorte de malaise que nous pourrions ressentir dans une chambre de torture médiévale, un mélange de curiosité hésitante et d’appréhension larvée.

Des sept grandes symphonies de Prokofiev, seules la première et la cinquième sont jouées assez régulièrement; de ses cinq concertos pour piano, seuls le troisième et le cinquième. Combien sommes-nous à pouvoir nommer au moins 3 de ses 10 opéras? À les avoir vus?... Combien de pianistes vivants jouent les neuf sonates comme le cycle de leur vie?

Il n’existe au sujet de Prokofiev aucun débat comme ceux qui entourent Chostakovitch, voire Tchaïkovski; sa musique ne contient aucun message chiffré, seulement de la mélodie féconde et une originalité pétillante. Personne ne remet non plus en question sa stature. Prokofiev est universellement reconnu comme l’un des plus grands compositeurs du XXe siècle, bien qu’il soit parmi les plus négligés. Ce paradoxe s’explique par ses rapports complexes avec le stalinisme.

Ayant quitté la Russie après la révolution, Prokofiev y est retourné en 1933 et s’y est fixé en 1936. Il fut le seul génie assez naïf pour croire aux promesses d’asile de Staline. Sa création fut d’abord stimulée par la vie théâtrale de Moscou et l’amitié d’interprètes sensibles, comme David Oistrakh, pour lequel il a écrit deux concertos, et les pianistes Sviatoslav Richter et Emil Gilels. Il jouissait d’un statut social privilégié, d’un appartement confortable et d’une maison à la campagne. Voyant cependant des amis disparaître lors de la première purge stalinienne, Prokofiev eut la lâcheté d’écrire une cantate pour le XXe anniversaire de la révolution, une ode à Staline à l’occasion de son soixantième anniversaire, Zdravitsa, et divers hymnes à la gloire de barrages hydroélectriques. À l’étranger, il fut qualifié de propagandiste officiel. Le magazine Time titrait ainsi une couverture en 1945: «Il marque le temps au métronome marxiste». Les étrangers ignoraient que sa première femme, Lina, et leurs deux fils étaient détenus en otages en Sibérie afin d’assurer sa soumission.

Lors de la deuxième purge ordonnée par Staline, il fut publiquement condamné, privé de travail et réduit à l’indigence, alors qu’il composait les dernières sonates dépeignant, selon les mots de Richter, « un monde qui a perdu ses assises ». Son garde-manger fut regarni grâce à l’intervention du jeune violoncelliste Mstislav Rostropovitch, qui força la porte du premier bourreau de Prokofiev, le secrétaire général de l’Union des compositeurs, Tikhon Khrennikov, et le prévint qu’il serait tenu personnellement responsable si Prokofiev devait mourir dans sa misère. Khrennikov dénicha 5000 roubles.

À la mort de Staline, Chostakovitch put faire oublier ses hommages forcés dans sa Dixième Symphonie, d’un laconisme cinglant. Même dans sa tombe, Prokofiev ne pouvait se blanchir de ses compromissions. Aux yeux de l’histoire, il fait figure d’homme vénal, soucieux de son confort et sans courage. La grimace de Staline continue d’entacher sa réputation. Les efforts déployés à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort pour réhabiliter ses œuvres de propagande sont regrettables. Ses cris de «Zdravitsa» (Bonne santé!) lancés à Staline au South Bank de Londres et à Carnegie Hall ne peuvent que durcir les idées préconçues et fournir un prétexte pour retarder l’heure de notre réconciliation avec Prokofiev.

Les attitudes occidentales envers ce compositeur sont assez troublantes. Au lieu de soumettre Prokofiev à une évaluation critique continue, nous répétons les mêmes œuvres aimées du public et nous ignorons le reste. Prokofiev crée un malaise que n’inspire pas Ravel, par exemple. Il nous rappelle des choses que nous aimerions plutôt oublier—d’abord et avant tout notre complaisance envers Staline. La nôtre, oui, mais pas la sienne. J’ai sous les yeux le programme d’un concert donné le dimanche 21 décembre 1941 par le BBC Symphony Orchestra et Sir Adrian Boult, «en l’honneur du 60e anniversaire de Staline». Le principal compositeur inscrit au programme était Prokofiev. J’ai aussi d’autres documents de cette époque où Walton, Bliss et Malcolm Sargent chantent allégrement les louanges de Staline. Toute la civilisation occidentale était prosternée pour obtenir un sourire de l’oncle Joseph et, comme le dit justement Martin Amis, l’Ouest n’a jamais reconnu qu’il avait généreusement nourri la mégalomanie du monstre. Prokofiev, en mourant avec Staline, est enseveli avec lui dans notre inconscient collectif. Nous évitons la plus grande partie de sa musique en raison des associations qu’elle évoque et les Russes la traitent avec circonspection parce que le mal est toujours menaçant.

Avec un demi-siècle de recul, il devrait être possible de séparer Prokofiev de son époque, mais l’histoire est une réalité fluide, récrite au jour le jour. Tikhon Khrennikov, qui aura 90 ans cet été, arpente toujours les rues de Moscou, niant qu’il ait persécuté les compositeurs pour d’autres raisons que des délits financiers. Prokofiev n’a jamais souffert de ses décisions, soutient-il. En février 2003, Khrennikov a reçu de Vladimir Poutine le prix du Président, la décoration la plus prestigieuse de l’État russe. Entre-temps, demeure ce silence de Prokofiev.

Traduction: Alain Cavenne


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