CD Découverte : La messe en si mineur de Bach est un intemporel monument de la musique Par Alexandra Amati-Camperi, musicologue
/ 1 octobre 2011
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Jean-Sébastien Bach
(Eisenach 1685-Leipzig 1750) n’a jamais écrit de messe en si
mineur. Aussi étonnante que la chose puisse paraître, c’est la pure
vérité. D’abord, l’œuvre ne correspond pas à ce qu’on désignait
par le mot missa dans l’Allemagne luthérienne, c’est-à-dire
simplement un Kyrie et un Gloria. Ensuite, l’œuvre
n’est pas en si mineur: bien qu’elle s’ouvre bien dans
cette tonalité, réputée rare et difficile à l’époque, la tonalité
principale en est ré majeur. La Messe en si mineur est
en réalité une compilation tardive de parties séparées de la messe
latine (appelée missa tota dans le langage technique) que Bach
avait composées pour la plupart au cours des précédentes décennies.
La désignation usuelle de Messe en si mineur a été ajoutée
à la composition en 1845 par le premier éditeur de l’œuvre, Hermann
Nägeli, qui faisait certainement le lien avec la Missa solemnis
de Beethoven.
Vers la fin de
sa vie, le célèbre maître de chapelle de Leipzig ressentait apparemment
l’urgence de porter son travail à un état d’achèvement, de composer
des œuvres qui explorent et poussent jusqu’à la perfection toutes
les ressources d’un certain style, de certaines techniques d’écriture.
Il en est résulté quelques-unes des compositions les plus accomplies
de tous les temps: l’Art de la fugue, œuvre inachevée
qui exploite toutes les possibilités contrapuntiques d’un sujet,
commencée en 1740 et reprise en 1747; la Clavier-Übung IV,
datant de 1747, connue depuis le xixe siècle sous le titre
de Variations Goldberg, un condensé des multiples possibilités
de variations d’un thème; l’Offrande musicale, aussi datée
de 1747, une exploration exhaustive de tout ce que peut générer une
idée musicale–le thème «royal» écrit par Frédéric le Grand
de Prusse–et traitée sous la forme de deux ricercari pour
clavier (respectivement à trois et à six voix), d’une sonate en
trio pour flûte, violon et continuo et de divers canons pour la même
formation et clavecin obligé; enfin, les variations pour orgue sur
Vom Himmel hoch (1747), en plus de la Messe en si mineur
(1748-1749).
En 1954, un éminent
spécialiste de Bach, Friedrich Smend, publiait la Messe et démontrait
qu’elle prenait racine dans différents épisodes de la vie du musicien.
Le manuscrit autographe complet avait déjà été assemblé en 1748-1749,
mais l’intention qui présidait à l’œuvre au départ demeure inconnue.
Helmuth Osthoff a émis l’hypothèse que Bach aurait fait cette compilation
pour la dédicace de la chapelle de la cour de Dresde (pour laquelle
le Kyrie et le Gloria–la missa–avaient été
composés en 1733), chapelle dont la construction devait être achevée
en 1748, mais qui ne l’a été qu’en 1751, soit un an après la
mort de Bach. Rien n’indique donc que la Messe ait pu être
exécutée du vivant du compositeur.
Ce que nous entendons
généralement par le mot messe est l’ensemble des parties
de la liturgie qui demeurent les mêmes tout au long de l’année,
sans égard pour la fête du jour, et qu’on appelle «l’ordinaire».
Les parties relatives à la fête du jour s’appellent «le propre»,
et elles changent chaque jour de l’année. L’ordinaire de la messe,
chanté quotidiennement dans les églises catholiques, comprend cinq
parties: le Kyrie, le Gloria, le Credo, le Sanctus
(incluant le Benedictus, précédé et suivi de l’Hosanna)
et l’Agnus Dei. Dans la tradition luthérienne, la
missa réunit un Kyrie et un Gloria, les deux seules
composantes de l’ordinaire dans le cadre du service dominical. En
1724, deux ans après être entré en fonction à Leipzig, Bach compose
un Sanctus à six voix pour l’office de Noël: dans les églises
luthériennes, le Sanctus, sans Benedictus ni Hosanna,
n’est chanté que dans les grandes fêtes. Ensuite, en 1733, il écrit
une missa pour la cour de Dresde, de confession catholique, à
l’appui de sa candidature au poste de compositeur de la cour. C’est
probablement autour de 1747 qu’il compose la section la plus parfaite
de l’œuvre sur les plans architectural et stylistique, tout empreinte
de majesté et de magnificence – le Credo, ou Symbolum nicenum
(Credo de Nicée). Finalement, au moment d’assembler tous ces éléments
en une partition complète, Bach ajoute les derniers mouvements de l’ordinaire
(Hosanna, Benedictus, Agnus Dei et Dona
nobis pacem) en utilisant un procédé très répandu à la période
baroque, soit la «parodie», par laquelle le compositeur réécrit
partiellement une musique existante pour l’adapter à un nouveau texte.
Dans l’état
actuel de nos connaissances, la plus grande partie de la Messe en
si est effectivement une parodie; seulement 8 de ses 25 mouvements
peuvent être considérés avec certitude comme des compositions originales,
bien qu’on ait retracé l’origine de seulement
7 des 17 autres morceaux. À la lumière des sources manuscrites et
de leurs connaissances du style et des techniques d’écriture de Bach,
les spécialistes estiment que ces mouvements dont on n’a pas déterminé
la provenance étaient probablement basés sur des pièces qui ont été
perdues.
Le tableau ci-dessus
dresse la liste de tous les mouvements de la Messe et des différentes
formations vocales et instrumentales correspondantes. Il indique enfin
s’il s’agit d’une musique originale ou d’une parodie, d’une
œuvre connue ou non.
L’édition critique
des œuvres de Jean-Sébastien Bach–la Neue Bach-Ausgabe
ou NBA–a débuté en 1954 dans le but de diffuser toutes les œuvres
du compositeur selon les connaissances les plus récentes. L’édition
remonte aux sources originales et relève toutes les corrections, modifications
et suggestions, et ce, dans des fontes clairement distinctes de la notation
originale, tout en présentant l’appareil critique. La Messe en
si mineur a constitué l’un des premiers volumes de la NBA (no 2,
1954, édité par F. Smend); elle date donc de plus de 50 ans. Depuis,
les découvertes et les progrès technologiques ont à maints égards
rendu ce vénérable ouvrage désuet. Vers la fin de 2010, l’édition
révisée de la Neue Bach-Ausgabe (qui a pris la relève de la
NBA une fois accomplie sa mission) a publié une partition révisée
de la Messe, en tenant compte de toutes les sources disponibles,
y compris les «parties de Dresde» (les parties orchestrales du
Kyrie et du Gloria de 1733) et les autographes. La nouvelle
partition fait aussi la distinction entre la version originale de Bach
et les modifications et ajouts de la main de son fils, Carl Philipp
Emanuel, chose impossible auparavant étant donné la similitude entre
les deux écritures, mais réalisable aujourd’hui grâce aux analyses
de l’encre par fluorescence X.
La Messe en
si mineur, avec sa large palette de styles et de sonorités, offre
à l’élève enthousiaste ou à l’auditeur attentif, même après
des années d’interprétation ou d’étude, la joie de nouvelles
découvertes, de surprises et de richesses inépuisables. De tout le
répertoire choral, aucune œuvre n’est à la fois aussi satisfaisante,
savante, agréable, stimulante, complexe et enrichissante que la
Messe en si, tant pour les interprètes que pour les auditeurs–en
somme, un chef-d’œuvre à la portée universelle.
Traduction: Hélène
Panneton
Alexandra Amati-Camperi
est originaire d’Italie. Elle a fait une maîtrise en
études slaves et philologie à l’Université
de Pise en plus d’études de piano au Conservatoire de musique de
Lucques, en Italie. Elle détient également un doctorat en musicologie
de l’Université Harvard. Elle est actuellement directrice du département
de musique de l’Université de San Francisco où
elle enseigne. English Version... |
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