Un acteur au front : Paul Ahmarani Par Marie Labrecque
/ 1 septembre 2011
English Version...
Version Flash ici
Il est sûrement l’un des interprètes
les plus intéressants de la scène québécoise, autant par ses choix,
souvent exigeants, que par sa présence, forte et unique. Une singularité
que Paul Ahmarani a appris à assumer, et qui est devenue un atout.
Mais cette originalité peut aussi s’avérer limitative. L’acteur
se dit un peu prisonnier de cette image d’acteur abonné aux rôles
torturés, intenses. «Les gens manquent d’imagination. Alors on ne
pensera pas à moi pour jouer un personnage avec des problèmes plus
quotidiens.»
Animal dans Cœur de chien ou
nazi dans La Noce, il n’y a en effet rien de «très conventionnel»
dans les rôles que le comédien campe au théâtre. «On m’offre
souvent des personnages complexes, doubles, ou encore qui se transforment
violemment. Je le prends comme un compliment, comme quoi je suis capable
de jouer des rôles difficiles qui demandent beaucoup d’implication,
une certaine habileté. Et d’aller chercher des choses troublantes
au fond de soi.»
Après une année théâtrale très chargée,
Paul Ahmarani ajoute deux autres rôles inquiétants cet automne. En
plus de reprendre L’Enclos de l’éléphant d’Étienne Lepage,
révélé au dernier Festival TransAmériques, il crée un texte de
Larry Tremblay, Cantate de guerre. Une pièce qui parle de la
«filiation» et de la transmission de la violence. L’acteur incarne
un soldat, totalement perverti et rendu fou par des horreurs guerrières
qu’il perpétue, qui se retrouve face à un garçon qui lui rappelle
son fils. «C’est épouvantable: il veut lui donner en héritage le
désir de tuer».
Bref, l’œuvre expose la destruction
de la fibre humaine qu’engendrent les conflits civils. Encore plus
que les guerres conventionnelles. «La guerre civile dresse une communauté,
une ethnie, une religion contre une autre. Des gens qui étaient voisins
la veille se trouvent soudain à s’entretuer et à violer les femmes.
Des choses inconcevables, et qui déshumanisent complètement le soldat.
Celui-ci ne fait pas que défendre un territoire; il s’acharne à
voir son adversaire non seulement comme un ennemi, mais véritablement
comme une sous-race humaine à exterminer. Il y a quelque chose d’affreusement
révoltant dans la guerre civile. C’est l’être humain qui se laisse
aller à tous les culs-de-sac possibles de la vengeance, de la haine,
du cercle vicieux de la mort. C’est la nature humaine à peu près
à son pire, je pense.»
Pour traiter ce sujet très lourd, l’auteur
Larry Tremblay emploie cependant un ton «extrêmement poétique».
Un chœur de soldats vient ainsi appuyer, compléter ou contredire les
propos du protagoniste, mettant en valeur la dureté du texte. «Il
y a là tout un jeu musical très précis. Martine Beaulne monte la
pièce en accordant beaucoup d’importance au rythme.»
Guère de légèreté
De Blasté à Exécuteur 14,
Paul Ahmarani a souvent abordé de l’intérieur les atrocités de
la guerre. La nécessité de vivre dans ces zones d’ombre jour après
jour peut devenir taxante. Le comédien l’a notamment senti en jouant
Exécuteur 14 à l’Usine C l’année dernière, d’autant qu’il
portait seul la pièce. «Ce n’est pas évident, faire des rôles
aussi lourds, où je souffrais beaucoup sur scène. Avec des tableaux
où je racontais le viol de ma blonde, le meurtre d’un bébé... Quand
je sortais de scène, j’étais détruit. Peter Batakliev [le metteur
en scène] m’attendait en coulisses avec de la vodka. Je répondais
comme un mort vivant aux amis qui m’attendaient après le spectacle.
Et disons que pendant les répétitions, j’avais hâte de rentrer
à la maison pour prendre mes enfants dans mes bras. Je me sentais pollué
de noirceur. Alors, j’ai l’impression qu’une ombre similaire pourrait
planer sur moi, après avoir joué Cantate...»
Plus jeune, il était pourtant incrédule
quand les autres acteurs prétendaient être si totalement immergés
dans un personnage qu’ils avaient du mal à en sortir. La vulnérabilité,
l’empathie du quadragénaire se sont encore aiguisées avec le temps.
«Plus je vieillis, plus mon instrument s’affine. Le fait d’avoir
eu des enfants aussi m’a rendu beaucoup plus sensible–comme si c’était
nécessaire!»
Pourquoi accepte-t-il ces rôles, alors?
«Parce que ce sont des défis, des super rôles. De grands textes.»
Mais l’interprète aimerait bien aussi
participer à des projets théâtraux plus légers. «Je suis très
rigolo dans la vie, assure-t-il. On ne m’en offre pas. Je pense que
je suis vu comme l’espèce de cliché de l’artiste intense, intègre.
On en déduit que tout le reste, je vais le mépriser ou le regarder
de haut, ce qui n’est absolument pas vrai.»
Engagé dans la vie (il a milité
par exemple pour Amnistie Internationale ou Québec solidaire), il l’est
pourtant aussi dans son art. «Tous ces textes sont humanistes. Je ne
jouerais jamais dans une œuvre qui véhiculerait des valeurs auxquelles
je m’oppose.»
Paul Ahmarani estime important de susciter
une réflexion sur cet «aspect épouvantable de la nature humaine»
qu’est la guerre, à travers un texte dramatique. «Le théâtre a
une capacité d’évocation poétique et une force de persuasion que
lui seul peut apporter, grâce à la proximité d’un être humain
qui exprime des émotions en direct.»
L’Enclos de l’éléphant,
à l’Espace Libre au 10 septembre, fta.qc.ca; Cantate de
guerre, au Théâtre d’Aujourd’hui, du 20 septembre au 15 octobre,
theatredaujourdhui.qc.ca English Version... |