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La Scena Musicale - Vol. 16, No. 8

Au rayon du disque à l’heure des festivals

Par Marc Chenard, Felix-Antoine Hamel & Annie Landreville / 2 mai 2011

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Dave Holland Octet : Pathways
Dare2 Records DR2-004 (www.daveholland.com)

Depuis ses débuts dans les années 1980 comme chef d’un groupe régulier (habituellement un quintette), Dave Holland a su trouver une sonorité d’ensemble personnelle et hautement influente. Les versions successives de ses formations se révélèrent autant de pépinières de jeunes talents – parmi eux, Steve Coleman, Robin Eubanks, Marvin « Smitty » Smith, Chris Potter ou Steve Nelson. Livrant à l’occasion une version élargie de ses conceptions sonores au sein d’un big band (voir What Goes Around et Overtime), le maître bassiste est devenu au fil des ans un compositeur aguerri. De toutes les fortes personnalités auxquelles il s’est frotté au cours de sa carrière (Miles Davis, Anthony Braxton, Sam Rivers, entre autres), Holland est peut-être plus près de son vieux comparse Kenny Wheeler du point de vue compositionnel, privilégiant les textures riches et les mélodies contrapuntiques, avec une attention toute particulière à la rythmique, au groove. Pathways, paru sur son label Dare2 au début de l’année dernière, nous permet de l’entendre en octette, groupe constitué des membres réguliers de son quintette (Potter, Eubanks, Nelson et Nate Smith) et trois autres souffleurs, tous membres de son big band : Alex Sipiagin (trompette), Antonio Hart (saxo alto et flûte) et Gary Smulyan (saxo baryton). Holland utilise bien les ressources de cet ensemble de moyenne grandeur, alliant la vigueur et la flexibilité du quintette à la richesse orchestrale du big band. De plus, le programme musical, comportant cinq compositions de Holland et deux autres signées par Potter et Sipiagin respectivement, sont ici entendues dans un contexte idéal, en l’occurrence devant un public réuni au célèbre Birdland de New York, théâtre de son excellent enregistrement Extended Play réalisé en 2001. Les solistes, Potter en tête, sont indubitablement inspirés par l’occasion, le bassiste y allant lui aussi de quelques remarquables interventions. FAH

Alex Pangman : 33
Justin Time JTR 8569-2

Alex Pangman s'intéresse aux chansons d'un autre siècle. Pour son cinquième disque, elle a choisi un titre qui étonne : 33. On apprend cependant qu'elle l'a enregistré à 33 ans, et aussi qu’il regroupe un répertoire de chansons qui auraient pu être populaires en 1933 (à une pièce près). La tessiture de la chanteuse sied à merveille à ces sonorités un peu surannées. Interprète très expressive, la jeune Alex est accompagnée ici par ses Alleycats, une dizaine de musiciens tous à la hauteur de la situation. Parmi les numéros choisis, on trouve deux duos, l'un avec le chanteur pop Ron Sexmith, l'autre avec le crooner Denzail Sinclaire, dont les voix veloutées offrent un joli contraste avec celle de la chanteuse. De plus, cette interprète et arrangeure torontoise maîtrise parfaitement son choix de standards : Honeysuckle Rose et Hummin' to Myself, par exemple, sont livrés avec une belle énergie et cohésion d’ensemble, relevés de sympathiques solos et une voix dont on ne se lasse pas. Tout compte fait, on nous fait cadeau ici d’un disque tout à fait invitant, un brin fleur bleue, mais sans mièvrerie. Charmant, quoi ! AL
En concert à Edmonton, 28 juin; Toronto, 3 juillet

Darcy James Argue’s Secret Society : Infernal Machines
New Amsterdam records NWAM017 (www.newamsterdamrecords.com)

Les percussions presque tribales du joueur de cajón Jon Wikan entendues dès le début du disque servent de porte d’accès à un genre de société secrète entretenue sur le blogue du chef de cette grande formation. Véritable big band des temps modernes, cet ensemble new-yorkais comprenant une bonne vingtaine de musiciens (la trompettiste Ingrid Jensen étant la plus connue) interprète une musique oscillant entre le jazz orchestral et la fanfare. Les compositions de Darcy James Argue, diplômé en musique de McGill et Vancouvérois d’origine, sont inspirées autant par le bédéiste Alan Moore que par des événements politiques, en l’occurrence l’emprisonnement de Maher Arar (à qui il dédie la dernière pièce de l’album, intitulée Habeas Corpus), voire par les écrits de Pline l’Ancien ou de Robespierre. Cet éclectisme culturel et une solide compréhension de l’histoire musicale sont les pierres angulaires sur lesquelles repose l’édifice musical de cet ensemble parfois puissant, parfois très planant, pour ne pas dire carrément psychédélique, par exemple, dans le passage de guitare électrique tonitruante de Sebastian Noëlle dans Redeye. Le compositeur a mis beaucoup de travail dans l’élaboration des harmonies et des atmosphères qui font autant écho au big band traditionnel qu’au jazz fusion. L’utilisation judicieuse de l’électronique enrichit la musique de textures fort intéressantes sans toutefois la surcharger. À la fois ambitieux et visionnaire, le projet de ce jeune compositeur s’inscrit parfaitement dans la lignée des grands ensembles de notre temps, entre autres celui de Maria Schneider, avec qui il a étudié. AL
En concert en juin aux festivals de Montréal, Toronto, Ottawa et Vancouver (voir dates dans l’article à la p. 14)

Satoko Fuji ma-do : Desert Ship
NotTwo Records MW826-2 (www.nottwo.com)

La pianiste japonaise Satoko Fujii est indubitablement une des musiciennes les plus enregistrées de sa génération. À 52 ans, elle compte pas moins d’une soixantaine de disques à son actif depuis son premier opus en 1996. Du solo aux big bands – elle écrit pour trois grandes formations nippones et une américaine –, toutes les configurations instrumentales semblent à sa portée. Pourtant, c’est en trio ou en quartette qu’elle se produit le plus souvent, tant avec des Américains qu’avec ses compatriotes, ces derniers l’entourant exclusivement dans cet album récent, paru en 2010 sous étiquette polonaise NotTwo. Outre la présence d’un batteur et d’un bassiste (quasi obligatoires dans une formation jazz), Fujii compte aussi sur son conjoint et partenaire musical le plus régulier, le trompettiste Natsuki Tamura. Comme par le passé, la pianiste signe ici toutes les pièces, neuf compositions essentiellement ouvertes qui basculent presque toujours dans des passages free un tant soit peu décoiffants (la seule exception étant la dernière plage Vapour Trail, l’offrande la plus lyrique de l’album.) Avec autant de disques à son actif en si peu d’années, on ne peut guère s’attendre à ce que l’artiste se réinvente chaque fois. Mais comme les visites de Fujii sont sporadiques chez nous, sa présence montréalaise vaut certainement le déplacement, voire le dépaysement. MC
En concert : Montréal (Suoni per Il Popolo, 19 juin; Vancouver, 29).

Jean-Michel Pilc : Essential
Motémo 181212000610 (www.motema.com)

Cette année, le pianiste transfuge français à New York Jean-Michel Pilc tourne une nouvelle page dans sa carrière en passant au nouveau label Motémo, délaissant la maison Dreyfus après un peu moins d’une décennie dans son giron. Pour marquer ce coup de départ, il signe un enregistrement solo semé de pièces aux allures de bagatelles. Ceux qui connaissent ce fieffé magicien des ivoires l’identifient immédiatement par ses tournures de phrases en zizag et une lecture très personnelle de bons vieux saucissons servis à satiété. Certes, le trio demeure son principal cheval de bataille, mais il donne, seul au clavier, un assez copieux récital de 18 pièces (réparties également entre standards et compositions originales), deux d’entre elles dépassant le cap des cinq minutes. Au cœur de cette œuvre, qui porte bien son titre, se trouve une suite de six miniatures de son cru (Etude Tableau 1 à 6) pour une durée totale de 14 minutes. Ici comme ailleurs, il se fait plus subtil qu’à l’accoutumée, quoiqu’il montre son côté plus expansif dans les deux premiers titres
(J & G et l’éternel Caravan d’Ellington), le second qu’il déconstruit fort habilement. Mais encore une fois, il s’agit d’un Jean-Michel Pilc un peu plus assagi dans l’ensemble et on lui accorde ce détour, s’il en est un. Si vous préférez le pianiste dans ses élans habituels, donc celui qui réussit à nous surprendre dans les rengaines les plus usées du répertoire, ne le manquez pas le 1er juillet prochain au FIJM, une de quatre performances au pays marquant sa réunion avec ses anciens acolytes, François Moutin et Ari Hoenig. (À noter aussi : le disque comporte une plage vidéo, soit une autre version de Etude Tableau, un bel ajout qui nous permet d’apprécier davantage le pianiste pour ses qualités d’improvisateur.) MC

Joëlle Léandre, Nicole Mitchell, Dylan van der Schyff : Before After
RogueArt ROG-0032 (www.roguart.com)

En praticienne émérite de l’improvisation, Joëlle Léandre est une musicienne de rencontres. On ne saurait énumérer toutes les collaborations que comporte sa vaste discographie, à moins d’avoir bien des pages à sa disposition. Le présent disque est un ajout tout à fait pertinent qui documente une rencontre en concert avec la flûtiste Nicole Mitchell, consœur improvisatrice de Chicago dont la réputation ne cesse de grandir, et le percussionniste essentiel de la scène de Vancouver Dylan van der Schyff. Au fil des quatre improvisations (une de plus de 17 minutes, les trois autres de 7 à 9 minutes), les trois complices font étalage d’une virtuosité de groupe à toute épreuve, Léandre avec de frénétiques attaques, Mitchell avec des envolées à la fois ancestrales et résolument modernes, Van der Schyff tenant le rôle du comparse discret accentuant judicieusement la conversation. Les notes de pochette d’Alexandre Pierrepont, évocation critico-poétique d’un genre qu’on ne retrouve qu’en France, reprennent une jolie formule, répétée trois fois, une pour chaque musicien : « Jamais une seule voix au-dessus des autres, toutes les voix en éventail dans la présence à soi-même et à l’autre. » Belle description de la musique improvisée à son meilleur, dira-t-on, un peu utopiste peut-être, mais combien juste lorsque apposée à cette rencontre tripartite exemplaire. Fah
Joëlle Léandre en tournée canadienne avec François Houle et Raymond Strid.

Tigran : a fable
Verve 2760686 (www.getmusic.ca)

À l’écoute de ce disque, une question se pose : quel est son rapport avec le jazz ? On a beau entendre Some Day my Prince will Come (le neuvième de 13 titres de cette surface de 50 minutes et des poussières), on est plus près de la musique de salon viennoise que de Bill Evans. Mais il y a encore l’enregistrement, produit par Verve; son contenu se situe à des lieues de ce que son fondateur Norman Granz aurait retenu pour son catalogue (autres temps, autre écoute…). Ce qu’on a en revanche, c’est le début du dernier jeune prodige de clavier promu par les majors, un Arménien du nom de Tigran Hamasyan. Dans la foulée des Robert Glasper, Jeff Neve, Yaron Hermann et consorts qu’on nous plaque dans le visage à tous les deux ans, ce garçon au regard perçant semble doué d’une âme de poète exotique, sa musique baignant dans des consonances mineures si typiques de l’Orient, incluant deux mélodies de son terroir (Kakivik et Mother Where are You?). Indéniablement, il maîtrise pleinement le clavier; heureusement, il n’en fait pas étalage. Sa touche, parfois ferme et sèche, peut s’alléger aussi, à la manière d’un pianiste romantique. Vu ses atouts, il est presque assuré que Hamasyan séduira les amateurs des musiques occidentales dites savantes, les tenants du jazz (d’Ellington à Taylor) moins. Pourtant, il a remporté de vifs succès chez nous, suivant deux passages sur nos scènes au cours de la derniére année. Les intéressés auront quand même l’occasion de tirer leurs propres conclusions très prochainement, car il sera de la partie de quatre festivals canadiens, dont le FIJM (28 juin), son programme s’intitulant Ararata Rebirth. On s’en reparle. MC

Christian McBride and the Inside Straight: Kind of Brown
Mack Avenue Records Mack 1047 (www.mackavenue.com)

Bon an, mal an, certains artistes américains réussissent à gagner le gros lot de la tournée nationale des festivals. Cette année, le bassiste Christian McBride est l’élu, car il en fera sept à l’échelle du pays, le dernier de ses arrêts étant au FIJM. Au début des années 1990, ce musicien de jazz de bon aloi figurait dans le cortège des soi-disant jeunes loups du jazz mainstream américain, à l’instar de maestro Wynton. Si l’on se fie à cet enregistrement de 2009 de sa formation (The Inside Straight), il demeure fidèle à ce style si familier aux nouveaux amateurs de jazz qu’on peut se passer de le décrire (ou de le décrier, le cas échéant). Ça swingue fort par-ci, ça bluese par-là, ça ne déroge jamais du tempo, ça joue les thèmes sans bavures, puis ça improvise selon les règles du jeu, bref la recette est respectée à la lettre et les résultats sont garantis d’avance. Difficile donc de trouver un morceau qui se détache du lot (la dernière peut-être, une ballade et seule pièce à tempo lent, où McBride joue de l’archet avec une extrême prudence). Mais s’il y a un particularité à cet enregistrement, c’est bien sa configuration : sur le site de l’artiste, il est annoncé que l’album ne sera disponible qu’en format vinyle ou par téléchargement.

Sortez vos tourne-disques (ou iPod) messieurs, dames ! MC


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(c) La Scena Musicale 2002