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La Scena Musicale - Vol. 16, No. 8

Générations du jazz : George Wein et Darcy James Argue

Par Marc Chénard & Félix-Antoine Hamel / 2 mai 2011

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GEORGE WEIN : Le jazz de j à z

par Marc Chenard

Au panthéon du jazz, une place lui est sans doute déjà réservée. De ses 85 ans bien sonnés, ce pianiste aux habiletés modestes – de son propre aveu – caresse toujours les ivoires à la tête de son groupe : le Newport Jazz All Stars. Véritable ensemble intergénérationnel, le sextette de George Wein comporte deux autres « séniors », soit le trompettiste Randy Brecker et le saxo ténor Lou Tabackin (tous deux 65 ans), trois cadets dans la force de l’âge, le guitariste Howard Alden (52), le batteur Lewis Nash (51) et le bassiste Peter Washington (46), mais aussi une nouvelle venue et recrue au sein de la troupe, la clarinettiste et saxo ténor Anat Cohen (35). Pour les amateurs de jazz « classique », cette formation sera de nouveau au rendez-vous de la prochaine édition du Festival international de Jazz de Montréal (FIJM) le 26 juin prochain.

De son âge avancé, George Wein est un témoin privilégié de l’histoire de la note bleue, ayant accompagné dans ses années de collégien des figures légendaires du jazz traditionnel comme Pee Wee Russell et Max Kaminsky. Mais ce n’est pas tant sur la scène qu’il a fait sa marque que derrière elle. Si la mèche n’a pas déjà été vendue, c’est bien lui qui est le maître d’œuvre de cette première grande célébration jazzistique en plein air, le Newport Jazz Festival.

Premiers jalons

Avant même de mettre son événement sur pied, lors du premier weekend de juillet en 1954, Wein avait déjà acquis une expérience comme présentateur de spectacles. Dans sa ville natale, Boston, il avait loué une salle dans un hôtel après la fin de ses études pour gérer une des boîtes légendaires dans les annales du jazz, le Storyville Jazz Club.

Fort de cette expérience, il a été approché un jour par un couple d’amateurs désireux de présenter un événement dans leur communauté, soit Newport dans l’État du Rhode Island. Rejoint récemment à son domicile new-yorkais, Wein se souvient encore de cette époque lointaine comme si c’était hier. « Dans les années 1950, il y avait seulement le festival de Tanglewood (dans le Massachusetts), mais ce n’était que de la musique classique. Mais rien de tel en jazz ni en musique populaire. C’est la femme de Louis Lorillard, Elaine, qui m’a d’abord fait la proposition; son mari, Louis, est venu deux jours plus tard et on s’est entendu. Ils savaient que j’avais un club, donc de l’expérience à transiger avec les artistes. On a trouvé un terrain avec un court de tennis et ils ont avancé l’argent pour monter le festival. Il a plu cette année-là, hélas ! mais cinq mille personnes se sont rendues. Cela a fait la manchette aux États-Unis et les services de presse ont diffusé la nouvelle à l’étranger. Dès cet instant, je savais que j’étais en affaires pour la vie ! »

Infatigable promoteur de cette musique sous toutes ses coutures (ou presque), George Wein mène la galère depuis. Pourtant, sa grande traversée, marquée par le passage, voire par la consécration d’une kyrielle de grands artistes américains, dut affronter d’autres tempêtes houleuses, dont deux émeutes survenues en 1960 et en 1971.

Incidents de parcours

« La première fois, raconte-t-il, on avait laissé les bars de la ville ouverts jusqu’à cinq heures du matin et ce sont des jeunes venus s’enivrer qui ont fait tout le chahut. D’autres jeunes sont responsables du second incident; ils voulaient entrer gratuitement et ont fait de la casse. J’ai dû entrer en scène et arrêter la soirée, puis annuler le reste de l’événement. L’année suivante, Newport eut lieu à New York, mais en 1980 je suis retourné au site original pour de bon. Quoi qu’on en dise, les amateurs de jazz n’étaient pas responsables de ces incidents et ils sont à mon avis les meilleurs fanas de tous. »

Chose intéressante, un événement parallèle se déroula en 1960; animée par des musiciens de premier plan (dont Mingus, Coleman, Roach et cie), cette initiative éphémère marqua la naissance du premier festival contestataire, celui des Jazz Rebels. Pourtant, Wein dit n’avoir jamais eu de ressentiment à leur égard, car il donne son appui à toute occasion susceptible de donner du travail aux musiciens. En fait, il voit d’un œil positif le phénomène des festivals parallèles et estime que toute ville qui en a plus d’un devrait les inclure dans une campagne publicitaire globale pour attirer les amateurs et rehausser le profil d’ensemble d’une scène musicale.

Comme doyen des organisateurs de festivals, Wein a exporté son concept outre-frontière depuis bien longtemps, encourageant d’autres promoteurs désireux de se lancer dans l’aventure, tant en Europe qu’au Canada. Parmi ses rejetons, le FIJM lui doit une fière chandelle, car le duo Simard-Ménard est allé frapper à sa porte à leurs débuts, avec les suites qu’on connaît. Quelque trente ans plus tard, ce même festival lui rendra hommage en lui accordant pour sa troisième année d’existence son Prix Bruce Lundvall, décerné à une personnalité du milieu des médias ou de la musique qui a contribué au développement du jazz. Par ailleurs, le festival de Saratoga dans l’État de New York rendra son tribut à Wein en immortalisant son nom dans un pavé de son trottoir de célébrités. « Si je vis jusqu’à 95 ans, ajoute-t-il en riant, imaginez donc le nombre d’honneurs que je vais recevoir ! »

Disponible sur DVD : George Wein et les Newport Jazz
Festival All-STARS - Geneon Video 12841 (2006)

Newport Jazz All Stars en concert : 26 juin, 19 h, série Jazz Beat (FIJM)

Newport Jazz Festival 2011 : 5-6-7 août

www.newportjazzfest.net


Darcy James Argue : la vie en société (secrète)

par Félix-Antoine Hamel

En tant que formation, le big band restera toujours un outil de prédilection pour le compositeur de jazz. Cependant, composer pour une telle formation n’est pas nécessairement l’orientation de carrière la plus courante pour les musiciens des jeunes générations. Pour Darcy James Argue, toutefois, le choix s’est imposé peu à peu, jusqu’à devenir incontournable. Natif de Vancouver, ce compositeur – qui aura 36 ans ce mois-ci – a consacré plusieurs années à étudier et à créer une musique pour grand ensemble. Premier enregistrement de sa formation Secret Society, Infernal Machines a reçu depuis sa parution l’an dernier un accueil très favorable (voir critique à la page 16). Parmi les sujets traités au cours d’un récent entretien téléphonique, Argue retrace d’abord son parcours, incluant sa formation et ses influences, avant d’aborder la tournée prochaine de son ensemble dans les festivals canadiens. (Voir plus bas.)

Inscrit à Université McGill entre 1993 et 1998, il y complète un baccalauréat en piano jazz, en plus de s’initier à la musique de ceux qu’il appelle les « maîtres compositeurs » : Ellington et Strayhorn, Mingus, Thad Jones, George Russell et Gil Evans, ainsi que quelques compositeurs de l’heure tels Dave Douglas et Maria Schneider. Avec son quintette Djargon, il s’inspire d’abord de l’approche de Horace Silver, variant les formules convenues avec des introductions et interludes élaborés.

Peu après la fin de ses études, il fera une rencontre déterminante, soit avec le grand compositeur et tromboniste Bob Brookmeyer, musicien qu’il qualifie comme l’un de ses héros. Invité à étudier avec celui-ci au réputé New England Conservatory (NEC) à Boston, Argue est alors mis en contact direct avec l’histoire du jazz : « [Brookmeyer] est né en 1929 à Kansas City, c’est un personnage d’une grande authenticité : imaginez qu’il a entendu la formation originale de l’orchestre de Count Basie à l’âge de 11 ans ! ». Les études avec un maître aussi exigeant et parfois difficile de caractère donneront au jeune compositeur de solides leçons en matière de pédagogie… et de patience. Mais Brookmeyer n’est évidemment pas la seule influence marquante pour Argue, comme en témoignent ses commentaires sur Gil Evans (« c’est LE maître incontesté de l’orchestration en jazz ») ou sur Kenny Wheeler (« son sens harmonique et son approche mélodique très équilibrée font naturellement partie de mon ADN musical »).

Utilisant pleinement le grand ensemble du NEC, Argue était conscient de l’occasion qui se présentait pour entendre ses pièces interprétées avec soin : « Quand aurai-je de nouveau un big band à ma disposition une fois par semaine ?… Ça n’arrive jamais ! » Après avoir complété sa maîtrise à cette école, il prit deux décisions importantes, soit de se consacrer uniquement à l’écriture pour grand ensemble et de s’installer à New York.

Un long processus

Fin 2003, Argue se mit à recruter des musiciens pour des répétitions parmi d’anciens condisciples de Boston et quelques musiciens déjà installés à New York (dont une compatriote, la trompettiste Ingrid Jensen, voire un ancien de McGill, le tromboniste Mike Fahie). La Secret Society (un nom de son propre cru) devait se rassembler sporadiquement pendant près d’une année et demie, avant de jouer son premier engagement officiel, en mai 2005. Mais Infernal Machines devait encore attendre quelques années : « Ce fut un très long processus », avoue-t-il. Nonobstant les questions monétaires – inévitables lorsqu’il s’agit d’une organisation de vingt personnes –, il voulait aussi se donner du temps pour bien cerner la personnalité de l’ensemble et constituer un répertoire à sa mesure. « J’imagine que pour certaines personnes, ce n’est pas tellement pertinent, puisque nous vivons à une époque où tout le monde écoute de la musique en mode aléatoire sur son téléphone, mais c’était important pour moi de procéder de la sorte. J’aime les albums porteurs d’une cohérence narrative. » L’orchestre accède enfin au studio en décembre 2008 pour enregistrer sept compositions méticuleusement brodées, rythmiquement complexes et d’une grande richesse texturale.

Argue lui-même décrit sa musique comme existant « dans cette nébuleuse, à quelque part entre le jazz contemporain, le post-rock instrumental et la musique classique contemporaine ».

À la sortie d’Infernal Machines, les éloges se mirent à pleuvoir, l’album se retrouvant en tête de plus d’une liste des meilleurs albums de 2010. Un article-vedette dans le prestigieux magazine Down Beat suivit lorsqu’Argue se trouva en tête de trois catégories du référendum annuel des critiques. « L’accueil a été incroyable et m’a laissé totalement perplexe », dit le principal intéressé. Bien qu’il ait mis beaucoup de travail dans ce premier album, son but premier était de produire une « carte d’affaires » à l’intention des propriétaires de salles et programmateurs de festivals. Réjoui par l’accueil qui lui a été réservé, ne serait-ce que pour avoir rehaussé le profil de son orchestre, il est conscient du fait que la promotion d’un big band n’est pas une mince affaire. Alors que les innovations sont souvent recherchées, même encouragées dans d’autres musiques, l’establishment du jazz se montre beaucoup plus prudent par rapport à l’introduction de nouveaux concepts, le compositeur estimant que « le monde du jazz semble presque allergique à la nouveauté ».

En juin prochain, la société secrète sillonnera le pays avec des arrêts à Vancouver (26 juin), Ottawa (28 juin), Montréal (29 juin) et Toronto (30 juin), autant d’occasions qui réjouissent son chef : « J’ai grandi à Vancouver, mais je n’y ai jamais joué professionnellement, dit-il. Pour ma tournée, je compte présenter quelques compositions qui ne figurent pas sur le disque (mais que les fans auront peut-être entendues parmi les enregistrements que l’on trouve en ligne sur mon site web), puis, en primeur, des extraits d’une grande fresque sur laquelle je travaille en ce moment, une suite orchestrale intitulée Brooklyn Babylon. » Amateurs de big bands modernes, prenez note !

www.secretsociety.typepad.com


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