Traduire Kafka Par Lucie Renaud
/ 1 avril 2011
Version Flash ici
Les 1er, 8 et 15 avril, les
Productions SuperMusiques donneront carte blanche à Jean Derome pour
transmettre, en musique improvisée, mais aussi en gestes, trois nouvelles
de Franz Kafka : Un artiste de la faim, Le terrier et
Joséphine la cantatrice. Le multi-instrumentiste et compositeur
renoue ici avec des lectures de jeunesse. « Ces textes proviennent
d’un même livre, lu à l’âge de 16 ans, alors que je réalisais
tout juste que j’allais devenir musicien », explique-t-il en entrevue.
Ces textes tardifs ne seront pas tant illustrés qu’ils serviront
d’élément déclencheur à une réflexion sur l’art. Trois transpositions
seront proposées. La première se veut uniquement musicale, la deuxième
intégrera la danseuse Louise Bédard et le violoniste Malcolm Goldstein
et les participants uniront leurs forces pour offrir un contrepoint
à une lecture de Christiane Pasquier dans le dernier.
Ce n’est ni la première ni la
dernière fois que Jean Derome tentera d’abolir les frontières entre
les genres. En quarante ans de carrière, il a ainsi présenté une
version sans paroles de Phèdre de Racine, a marié les principes
du gagaku japonais aux élans jazz, a mis en musique des concepts mathématiques,
en plus d’offrir des hommages à des écrivains, des photographes
ou des sculpteurs.
Un artiste de la faim décrit
la vie et la mort d’un jeûneur professionnel – un « performeur
» selon les termes contemporains –, d’abord adulé par les foules,
puis condamné à servir de numéro parallèle de cirque. « Un beau
jour le jeûneur gâté par les applaudissements de la foule se vit
délaissé du public, avide de folles distractions, qui envahissait
maintenant d’autres salles de spectacles », écrit Kafka, propos
qui semble ne rien avoir perdu de sa pertinence, alors que nombre d’artistes
d’un certain âge se voient délaissés par le succès. « L’aspect
sport de l’art me pose énormément de questions, avoue Derome. La
virtuosité ne devrait jamais être un but; l’art se trouve ainsi pris
en otage. Le répertoire s’amincit parce que le public éprouve beaucoup
de difficultés avec la création; pour lui, il devient presque impossible
d’évaluer la virtuosité de l’interprète et ainsi juger de sa
qualité. Pourquoi a-t-on besoin de savoir si l’artiste est bon ou
non ? Si la musique passe, quelle importance ? » Derome retrouve ici
sa complice Joanne Hétu et le percussionniste Isaiah Ceccarelli, afin
de rendre la vibration du texte en musique, en extraire l’essence,
chacun des trois interprètes incarnant à un moment ou l’autre de
l’improvisation d’une cinquantaine de minutes le jeûneur et les
différents témoins. « Je définis des espaces, mais je reste complètement
ouvert. Les choix s’installeront de façon naturelle et atteindront
une certaine cohérence, la question de l’écoute, de la perméabilité,
se posant aux trois interprètes. »
Le Terrier, texte inachevé
de Kafka, aborde la quasi-impossibilité de réaliser un chef-d’œuvre
: « Ah ! Si j’avais du moins réalisé les projets les plus importants
de ma jeunesse et des premiers temps de mon âge mûr ! Hélas ! Que
n’en ai-je eu la force ! » L’artiste est-il condamné à toujours
reprendre chaque geste ? Louise Bédard, Malcolm Goldstein et Jean Derome
interviendront dans un parallélisme de solitudes, imperméables aux
mouvements des autres, le hall et la salle d’exposition de la Chapelle
historique du Bon-Pasteur symbolisant l’extérieur du terrier. La
musique évoluera en déplacements constants, dans un dédale d’amorces,
le spectateur – prolongement ici du lecteur – devenant aussi bien
menace que témoin.
Joséphine la cantatrice
explore le rapport à l’art éteint. La souris chante, et le peuple
entier se réunit, mais quel devient son statut ? « Si jamais il devait
se trouver parmi nous un véritable artiste, nous ne le supporterions
certainement pas dans ces moments-là et nous repousserions d’une
voix unanime l’insanité d’une telle audition », souligne le narrateur.
« Joséphine ne retire aucun revenu de son art, souhaite être subventionnée,
obtenir le soutien du peuple, dit Derome. Cela me fait tellement penser
à notre époque ! À la première lecture, je m’identifiais à elle
comme représentante de l’artiste incompris. Combien de fois les musiciens
de l’avant-garde n’ont-ils pas entendu : “Vous ne savez pas jouer
!” Mais, en même temps, elle est très populaire. Peut-être Kafka
parle-t-il ici des artistes populaires de son époque ? Cela reste mystérieux,
on ne comprend jamais pourquoi son charme opère et le public lui reste
fidèle. »
Outre quelques balises, les collaborateurs
aborderont chaque « traduction » avec un courage que les personnages
de Kakfa leur auraient envié. « L’improvisateur travaille sur lui-même,
sa capacité de décodage, son acuité, sa vitesse de réaction; cela
relève parfois plus du championnat de karaté ! On ne s’improvise
pas improvisateur, c’est la pratique d’une vie. Les improvisateurs
ne jouent pas n’importe quoi, mais bien ce qu’ils veulent. Ils demeurent
responsables de chaque action, tant au niveau individuel que collectif.
Il est essentiel de donner un sens à tout ! »
» Les 1er, 8 et 15 avril,
Chapelle historique du Bon-Pasteur. Entrée libre. www.supermusique.qc.ca |
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