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La Scena Musicale - Vol. 16, No. 7

Spécial sur les arts visuels

Par Julie Beaulieu / 1 avril 2011


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J’aurais voulu être une artiste

Toute œuvre d’art est l’enfant de son temps et, bien souvent, la mère de nos sentiments.

- Wassily Kandinsky

Je ne me suis pas retrouvée là par hasard, dans un département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques. J’avais fraternisé avec l’enseignement auparavant, avec le cinéma à coup sûr, mais je n’avais jamais encore eu la chance d’enseigner l’histoire de l’art – plus justement d’enseigner en histoire de l’art. La distinction peut sembler triviale pour le commun des mortels, bien qu’elle soit de première importance pour les puristes de cette noble discipline.

Je ne suis pas historienne de l’art non plus. Je m’intéresse à l’art et à la création dans son sens élargi, à l’écriture, la peinture, la sculpture, l’architecture, la photographie, le cinéma, les performances et installations. Au fond, j’aurais sûrement voulu être une artiste, pour pouvoir faire mon numéro, comme le chante Claude Dubois. J’ai cependant choisi l’enseignement universitaire non pas pour crier qui je suis, à l’exemple de la célèbre toile de Munch, mais plutôt pour transmettre savoir et passion.

De l’histoire du monde à l’histoire de l’art

Dans mon esprit, l’enseignement de l’histoire de l’art poursuit un objectif bien précis : arriver à donner à chacun une conscience commune par la transmission d’un certain nombre de connaissances propres à chaque culture. Cette conscience commune, c’est ce sentiment d’appartenance à l’histoire des cultures et des civilisations, par conséquent à l’histoire du monde. L’histoire du monde est faite de ces traces que sont les œuvres d’art et à partir desquelles il est aussi possible, à l’exemple de la littérature ou du cinéma, de comprendre le monde dans lequel on vit. L’histoire de l’art est donc là pour donner des clés de lecture et révéler en partie la réalité, avec l’aide des artistes.

L’histoire de l’art se définit comme un récit continu et chronologique de la production artistique au fil du temps, c’est-à-dire une recension plutôt exhaustive des courants et genres artistiques qui traversent les époques. L’expression renvoie aussi à ce besoin, essentiel chez l’humain, de catégoriser le monde afin d’en tirer une meilleure compréhension. Bien que les étiquettes et les catégories préfabriquées ne soient plus très à la mode, il n’en demeure pas moins que cette classification s’avère nécessaire. L’histoire de l’art permet au final de construire un savoir des cultures et des civilisations, qui passe par l’étude des différentes pratiques et productions artistiques, de manière à consolider, mais aussi – et surtout dirais-je – à remettre en question notre compréhension du monde.

Outre les connaissances liées à son champ de spécialisation, l’historien de l’art doit posséder une connaissance générale des arts car il devra, dans le cadre de son enseignement, mettre en contexte les œuvres à l’étude. Une œuvre d’art ne peut en effet exister indépendamment de son rapport à l’histoire pour la simple et bonne raison qu’elle s’enracine dans une histoire singulière. La création d’une œuvre participe d’une époque et s’inscrit dans un milieu précis dont les déterminants socioéconomiques teintent les couleurs, les formes et conséquemment le propos. La mise en contexte, un outil pédagogique essentiel, facilite donc l’analyse des productions artistiques.

L’origine du monde ou regarder comme si c’était la première fois

Une large part de l’enseignement de l’histoire de l’art est consacrée à l’analyse des œuvres. Analyser une œuvre d’art, c’est porter un regard supplémentaire sur un objet ou un événement artistique. C’est regarder un objet à plusieurs reprises, et avec insistance, comme si c’était chaque fois la première fois. C’est aussi se laisser porter, un peu à l’image des mots en poésie, par ce qui anime l’œuvre de l’intérieur et qui rejaillit sur le spectateur. C’est, en d’autres mots, apprécier la couleur de son âme, dirait sans doute Kandinsky, sentir les vibrations qui font d’elle un être vivant. Sur la toile, les couleurs vibrent au contact de la lumière, ce qu’avait d’ailleurs remarqué Kandinsky. Même l’œuvre la plus abstraite a quelque chose à dire, qu’il s’agisse d’un chuchotement ou d’un cri ou d’un silence impénétrable. C’est dire que l’art signifie, qu’une œuvre est porteuse de sens.

Regarder comme si c’était la première fois pour y voir l’Origine du monde. Que voit-on, justement, dans le célèbre tableau de Gustave Courbet ? Enseigner l’histoire de l’art, c’est questionner, dans ce cas particulier, la représentation de la nudité. C’est s’intéresser à la fois au point de vue de l’artiste : où est-il placé par rapport à son sujet ? C’est aussi s’attarder à son propre point de vue : je « regarde » l’intimité d’une femme, certes, mais j’observe aussi l’origine du monde. Qu’est-ce que ça voulait dire à l’époque ? Qu’est-ce que ça signifie maintenant ?

Une conscience des cultures et des civilisations. Voilà qui aurait été bien utile pour certains chez Facebook, alors que le profil d’un artiste danois a temporairement été désactivé pour avoir affiché « un de ses chefs-d'œuvre, exposé au musée d'Orsay » à Paris, et qui « n'a rien de pornographique », a-t-il précisé en février dernier dans Le Monde. Une conscience des cultures et des civilisations. Voilà ce que peut faire l’histoire de l’art aujourd’hui.

KentMonkman et son alter ego à l’assaut de l’histoire

Kent Monkman ou Miss Chief Eagle Testikle : je ne saurais dire lequel des deux personnages, l’artiste ou son alter ego, a piqué ma curiosité en premier. Une chose est certaine : ce n’est certainement pas le titre de son plus récent projet en cours à la galerie Leonard et Bina Ellen (Université Concordia) qui a d’emblée suscité mon intérêt. C’est avec la couronne que j’ai traité n’a effectivement rien d’un titre accrocheur. Par contre, transformer la galerie en campement militaire est sans aucun doute un projet audacieux. Et avec l’aide de Miss Chief, dont on attendait le retour à Montréal avec impatience, c’est un succès assuré !

Artiste canadien multidisciplinaire d’origine crie, Monkman soulève dans ses toiles, ses films, ses installations et ses performances des questions fondamentales. Il scrute l’histoire, et plus particulièrement les mythes et représentations qui font d’elle un récit quasi intouchable, dont les « vérités » semblent érigées sur un socle de béton armé. L’identité, le désir, le pouvoir et la religion comptent parmi les enjeux majeurs de son projet artistique, qui prend la forme d’un vaste commentaire critique sous son œil révisionniste. Car non seulement Monkman questionne les représentations culturelles de l’Amérique du Nord dans lesquelles s’inscrit l’histoire de ses ancêtres cris et celle, en marge, des homosexuels, mais il propose aussi de nouvelles pistes de lecture qui bouleversent le discours colonial – et par extension l’histoire de l’art autochtone au Canada.

C’est avec la couronne que j’ai traité, projet réalisé en collaboration avec le Musée des beaux-arts de Montréal et le Musée McCord d’histoire canadienne, rassemble à la fois de nouveaux tableaux, des objets tirés de la collection de Miss Chief et une vidéo de l’artiste, en plus de tableaux d’époque et d’artéfacts autochtones et européens qui proviennent des collections des musées collaborateurs. Dans cette exposition, la présence de la séduisante Miss Chief, dont la chevelure abondante et l’allure sexy rappelle la vamp du cinéma hollywoodien des années 1940, investit le campement militaire duquel le « nouveau » Canada émerge à l’issue de la bataille historique entre les troupes anglaises du général Wolfe et les troupes françaises du général Montcalm. La mise en valeur de la chevelure de Miss Chief, qui symbolise le pouvoir, sert à évoquer les rapports de trahison et d’assujettissement ayant marqué à tout jamais les relations entre les Amérindiens et les colonisateurs européens. Fil conducteur du projet, la chevelure couleur d’ébène sert aussi de référent dans deux allégories bibliques qui sont mis en parallèle avec la bataille entre les Anglais et les Français. Il s’agit du lavement des pieds du Christ par Marie-Madeleine, qui a inspiré la vidéo Mary (2011), et la trahison de Samson par Dalila. Le site des Plaines d’Abraham sert de toile de fond à cette exposition dans laquelle Monkman, au moyen d’un réseau complexe de renvois, revisite les événements et mythes qui fondent les grands récits de l’Amérique du Nord.

Les représentations et performances de Monkman bouleversent sans contredit l’ordre des choses, inversent les hiérarchies et questionnent le pouvoir en introduisant la figure du désir, incarnée par Miss Chief, dans l’équation. Même si les propositions audacieuses de l’artiste peuvent parfois déranger, à l’image du berdache, personnage androgyne ayant scandalisé bon nombre d’explorateurs de l’Ouest de l’époque, ce nouvel éclairage apporté par Monkman met en perspective les rapports de pouvoir et d’oppression qui marquent au fer blanc l’histoire du colonialisme. Avec l’installation vidéo Danse au Berdache, présentée au Musée des beaux-arts de Montréal en 2009, l’artiste propose une interprétation contemporaine des traditions rituelles autochtones. Dans le film Dance to Miss Chief (2010), Monkman critique la fascination des Allemands pour les « Indiens » de l’Amérique du Nord de manière plutôt ludique, en rythmant les pas de la diva-guerrière en accord avec la musique de J.Lo et Cher. Ce sont là quelques exemples qui s’inscrivent parfaitement dans cette perspective résolument contemporaine et révisionniste des différents mythes, histoires et représentations auxquels son œuvre renvoie constamment.

C’est sur cette toile de fond, qui dépeint à la fois les grands espaces fordiens et la figure emblématique du guerrier popularisés par le film western, que Monkman et Miss Chief s’imposent avec brio sur la scène de l’art contemporain, ici comme ailleurs.

» Galerie Leonard & Bina Ellen de l'Université Concordia,
jusqu'au 16 avril www.ellengallery.concordia.ca


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