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La Scena Musicale - Vol. 16, No. 6

Shannon Mercer : Voix incomparable

Par Crystal Chan / 18 mars 2011

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Interview réalisée par Wah Keung Chan

Portée par un très léger vibrato, la voix suave et limpide de Shannon Mercer ne ­ressemble à aucune autre. Considérée comme l’une des meilleures interprètes du répertoire baroque, la soprano canadienne a obtenu une nomination aux Juno 2011 ainsi qu’un prix et trois nominations aux Opus 2011. Connue pour sa polyvalence, Mme Mercer refuse de se laisser cantonner : elle est experte en musique ancienne autant que moderne, en opéra aussi bien qu'en musique du monde.

Pour s’en convaincre, il suffit de la voir, seule sur scène pendant une heure, dans Love Songs, pièce fort exigeante d’Ana Sokolovic, une compositrice à qui la SMCQ consacrera sa Série Hommage 2011-2012. Mme Mercer y chante a capella, interprète des monologues rédigés en 100 langues et utilise une chaise et un tambour comme percussions, produisant un feu d’artifice d’influences baroques, de musique contemporaine, de techniques vocales expérimentales et de spoken word. Or, sa voix se plie parfaitement à chacun de ces modes d’expression. « Ce travail met en valeur ma capacité à chanter dans toutes sortes de styles », explique Mme Mercer. Réunissant des chants et des poèmes d’amour glanés dans le monde entier, cette œuvre bouleversante touche le public aux larmes, d’après l’artiste tout comme les critiques. Mme Mercer est actuellement en tournée avec ce spectacle dans l’Ouest canadien, après des arrêts à Toronto, Amsterdam et Paris.

D’Ottawa à Carnegie Hall

À 34 ans, Shannon Mercer a autant de réalisations à son actif que bien des artistes en toute une carrière. Hissée au rang des « leaders de demain » par le magazine Maclean’s, elle est récipiendaire de nombreuses distinctions, dont une subvention de promotion professionnelle et le Prix Virginia-Parker du Conseil des Arts du Canada, le Prix Bernard-Diamant 2004 et le prix de développement de carrière du Women’s Musical Club de Toronto. Le 3 décembre 2009, la représentation de la Messe en si mineur de Bach par l’Ensemble Caprice, à la­quelle participait Mme Mercer, remportait le prix Opus du concert de musique ancienne.

Jonglant entre ses nombreux projets, elle a également produit une impressionnante discographie : neuf enregistrements en sept ans. Le CD O Viva Rosa paru en 2010, finaliste aux prix Opus du disque de musique ancienne, a fait découvrir au public la compositrice Francesca Caccini, celle que son interprète décrit avec respect comme « une voix très distinctive, mais malheureusement sous-estimée ». Cet album est le sixième qu’elle réalisait pour Analekta, mais elle n'a pas renouvelé son contrat auprès d'eux. L'an prochain, l'étiquette ATMA lancera un enregistrement de sa Passion selon saint Jean de Bach et un CD des œuvres de Purcell sur lesquels chantera Mercer.

Après une victoire aux prix Juno pour sa participation à Gloria! Vivaldi et ses anges de l’Ensemble Caprice en 2009, elle a reçu une ­nomination cette année pour Salsa baroque de la même formation, autre enregistrement couronné de succès auquel elle a collaboré. Toujours en 2009, la soprano surprenait ses auditeurs avec une incursion dans la musique du monde en proposant Chansons galloises. « Pour ceux qui me connaissent dans le classique, cet album de chansons du Pays de Galles peut sembler un choix étrange, avoue-t-elle dans le livret. Mais cette musique, cette culture et ces traditions galloises sont ce qui m'a motivée à me lancer dans l’art lyrique. [...] En juin 1913, ma grand-mère paternelle fut abandonnée à la porte d’un orphelinat à Gelligaer, en Galles du Sud. Mon père a immigré au [Canada] en 1967 avec ma mère et mes trois frères et sœurs aînés. [...] Il a découvert l’Ottawa Welsh Society et commencé à chanter avec les Gwalia Singers. Dès mon jeune âge, j’ai voulu préserver cet héritage : à 15 ans, je me suis rendue au Pays de Galles pour chanter dans la prestigieuse eisteddfod internationale de Llangollen. Je suis retournée au Canada en fière ambassadrice, ayant remporté la coupe d’argent ! »

À ce moment-là, Mme Mercer suivait des cours de chant depuis huit ans auprès de Joan Burnside, en plus de jouer de la guitare et du ­violon. Ponctuée par le festival annuel de musique Kiwanis, sa vie était ­­centrée sur la musique. À Canterbury, une école secondaire à vocation ­artistique, elle s’est frottée à une variété de genres en musique et en arts. « Cela m’a aidée à devenir une artiste complète, dit-elle. J’ai pu m’inspirer de tout cela et éviter de m’enfermer dans un seul type de musique. »

C’est à l’Université McGill que Mme Mercer a découvert sa passion et c'est avec les ensembles de musique ancienne que les musiciens passent le plus de temps sur scène. Or, elle se sentait à l’aise dans ce genre, et elle a d’ailleurs complété un double diplôme en interprétation vocale et en musique ancienne. À Montréal, Mme Mercer s’est taillé une réputation de spécialiste du répertoire baroque, faisant ses débuts dans des chœurs professionnels tels que le Studio de musique ancienne de Montréal (SMAM) et La Chapelle de Québec des Violons du Roy. « Il existe un parti pris qui veut que telle couleur de voix convienne à tel effet, dit-elle. Mais à McGill, personne ne m’a jamais obligée à chanter de telle ou telle façon. » Ses professeures de chant, Thérèse Sevadjian et Lucille Evans, ont encouragé leur élève à valoriser sa voix et à jouer sur ses tonalités, forces et faiblesses, au lieu de l’adapter à chaque rôle qu’elle incarne. « J’ai toujours employé la voix qui m’est propre, que ce soit dans le baroque ou tout autre genre. Je me rends compte qu’un répertoire aussi diversifié m’oblige à avoir un vibrato assez peu marqué. »

Sa voix évolue petit à petit au fil des ans, mais fondamentalement, elle conserve la même sonorité. N’ayant jamais atteint les « Z dièse » (comme elle surnomme pour rire les notes stratosphériques), elle constate à présent que le registre de sa voix baisse et qu'elle produit un timbre plus riche, allié a une endurance, une solidité, une connaissance et une ­profondeur émotionnelle accrues.

Une fois terminées ses études à McGill, Mme Mercer s’est penchée sur un autre type d’art lyrique à l’École d’opéra de l’Université de Toronto, au programme d’opéra d’été Merola de l’Opéra de San Francisco et à l’Ensemble Studio de la Compagnie d’opéra canadienne (COC). Habitant à présent Toronto, elle se produit sur différentes scènes nord-américaines et européennes telles que Carnegie Hall, Lincoln Center, Hollywood Bowl, Royal Albert Hall et Covent Garden. Elle a eu des engagements dans diverses compagnies d’opéra, dont la COC, l’Opéra de Québec, Opéra Lyra Ottawa, Ontario Opera, Opera Atelier, Toronto Operetta Theatre et l’Opéra national de Montpellier, en plus de dizaines d’ensembles et orchestres. Affichant un sens de l’humour à toute épreuve et une grande sensibilité théâtrale, Mme Mercer a joué dans l’opéra-comique filmé Burnt Toast, en lice pour les Gemini, ainsi que dans Not the Messiah, une comédie musicale des créateurs de Spamalot, inspirée du film Life of Brian des Monty Python.

Cette saison-ci, on l’a vue ou on la verra sur scène aux côtés de Tafelmusik Baroque Orchestra, de l'Orchestre baroque Arion, du Portland Baroque Orchestra, des Voix Baroques, de l’Ensemble Caprice, des Violons du Roy, du groupe gallois Skye Consort, du Colorado Symphony Orchestra, de Mercury Baroque de Houston et de l’Orchestre ­symphonique de Toronto.

Faire fi des règles

En dépit de la variété de ses talents et intérêts, la musique ancienne ­occupe une place toute particulière dans son cœur. « On dirait que je suis née à cette époque-là. Purcell est mon compositeur de prédilection; quant à Haendel, Bach, Mozart, ils me parlent depuis toujours. Cette musique me touche, et elle convient à ma voix. » Elle aime relever le défi que pose cette musique encore énigmatique, se penchant sur de vénérables partitions avec l’aide de quelques ouvrages et d’une bonne dose de créativité. Chaque compositeur présente ses propres difficultés : certains, tel Haendel, créent des phrases musicales parfaites pour les chanteurs (véritable « thérapie » pour la voix), d’autres, tel Bach, traitent la voix comme un instrument, avec de longs passages qu’il faut chanter d’un seul souffle. Au début de sa carrière, elle s’efforçait de produire des phrases « ridiculement longues », mais à présent, en plus d’un bon contrôle du souffle, elle a ­appris à ne pas trop se forcer. « Sur scène, le souffle change de manière ­significative à cause de la nervosité, explique-t-elle. Trac ou excitation, la respiration devient moins profonde. Il ne faut pas se forcer à travers des phrases impossibles, mais respirer là où on se sent à l’aise de le faire. »

Mme Mercer est tout aussi douée pour l’improvisation et l’ornementation, et elle crée ses propres cadences. Dans la tradition baroque, les chanteurs pouvaient ajouter des ornements de leur cru à la reprise (da capo) du premier segment d’une pièce, ce qui permettait à chacun de se mettre en valeur. À une époque plus récente, des divas telles que les sopranos Francesca Cuzzoni et Faustina Bordoni se livraient à des duels musicaux, rivalisant de virtuosité dans les cadences. Mme Mercer, quant à elle, préfère les ornements traditionnels qui ne s’écartent pas trop de la mélodie, qui ne forcent pas la voix de l’artiste et qui con­servent un minimum de bon goût. Ses cadences sont appréciées des autres chanteurs, à tel point que certains lui ont demandé la permission de les utiliser ou même de leur en écrire. En revanche, elle n'utilise que rarement celles des autres. Elle écoute les enregistrements (dont ceux d’Emma Kirkby, qu’elle aime particulièrement), non pour les imiter, mais pour acquérir de nouvelles techniques, et elle se bâtit à tâtons son propre vocabulaire. « Je n’écoute jamais une pièce enregistrée sans avoir appris les notes auparavant, dit-elle. Le chant, c’est comme la mode : il faut développer son propre style. »

On dirait que Mme Mercer est partie ailleurs, avec une pièce contemporaine comme Love Songs. « Non, dit-elle, il y a un croisement entre l’ancien et le moderne, représenté par la possibilité du spontané, de ­l’improvisé; on peut s’approprier la pièce avec des choses qui ne sont pas dans la partition. Dans la musique classique ou romantique, tout est écrit, et il ne faut pas s’en écarter. » Elle a hâte de travailler d’autres œuvres ­contemporaines, surtout qu’elle prépare un projet d’Ana Sokolovic qui sera créé en juin prochain à Toronto, Svadba – The Wedding.

En fin de compte, Mme Mercer accueille volontiers tout projet, quel qu’en soit le genre, pourvu qu’elle sente une connexion avec l’œuvre et les autres interprètes. En décembre dernier, elle a même fait la narration d’un concert du Toronto Symphony Orchestra sans chanter une seule note.

« Je n’ai jamais obéi aux règles, avoue-t-elle en riant. Je suis polyvalente. Si je me cantonnais dans un seul genre, je n’aurais pas la possibilité de faire des folies. Un ensemble qui se demanderait : ‘On a besoin d’une soprano pour jouer du mirliton, qui pourrait faire ça ?’ répondrait sans doute ‘Shannon Mercer’. Du moins, c’est ce qu’on dit de moi. Je suis toujours inspirée et enthousiasmée par chacun des ­projets que j’entreprends. »

D’après elle, il ne faut surtout pas se comparer aux autres. « Ceux qui sont au sommet de leur art mènent parfois une vie triste et solitaire. Je ne veux pas que cela m’arrive. Je ne veux jamais cesser d’aimer ce que je fais. Je ne serai jamais une soprano wagnérienne et cela ne me dérange pas : il me suffit d’être la meilleure que je puis être dans ce que je peux faire. »

Comme le disent bien des musiciens, le but ultime est de faire de la belle musique avec des gens formidables. Pour elle aussi, c’est ­l’objectif à atteindre. « Ce qui me plaît particulièrement en elle, c’est qu’en plus d’être une excellente chanteuse, elle est quelqu’un avec qui on a du plaisir à travailler, dit le directeur artistique de l’Ensemble Caprice, Matthias Maute. Après tout, on a beau travailler d’arrache-pied, cela n'empêche pas de s’amuser ! »


Shannon Mercer en concert :

» Le 9 avril à la salle Redpath : « Le ciel des cantates » de Bach et Haendel,
avec l’Ensemble Caprice et Daniel Taylor. www.ensemblecaprice.com
www.shannonmercer.com



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