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La Scena Musicale - Vol. 16, No. 5

Emmanuel Ax : Simplement Manny

Par Lucie Renaud / 3 février 2011

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Une sonorité d’une richesse troublante qui sert admirablement Brahms, une limpidité de jeu qui lui permet d’énoncer Mozart de façon quasi improvisée, une virtuosité qui demeure au service de la densité du propos musical : Emanuel Ax séduit le public et la critique avec subtilité. Qu’il dialogue avec un orchestre, retrouve l’un de ses complices de musique de chambre de longue date, dont Yo-Yo Ma et Itzhak Perlman (avec lesquels il a enregistré en 2009 les trios de Mendelssohn) ou qu’il joue à armes égales avec le pianiste Yefim Bronfman, il réussit presque toujours à surprendre. Qu’on l’apprécie pour la première fois sur scène, qu’on le découvre à travers la séduisante série d’émissions produites en 2007 par CBC dans laquelle, semaine après semaine, il échangeait avec Eric Friesen et abordait les grands concertos du répertoire, exemples au piano à l’appui, l’impression subsiste qu’une seule phrase musicale ou quelques paroles prononcées de sa voix chaude et posée suffisent à abolir la distance, comme si, par quelque tour de prestidigitation dont il conserve le secret, il était devenu un proche, un confident, un ami que tous appellent affectueusement Manny.

Né en Pologne, ayant passé son enfance à Winnipeg, avant de poursuivre ses études à New York, en musique et en littérature française, mari de la pianiste japonaise Yoko Nozaki, Emanuel Ax pouvait être considéré citoyen du monde bien avant que le terme se retrouve sur toutes les lèvres. Pour lui, un artiste se doit d’intégrer origines, cultures et vécus pour réussir à transmettre cet amalgame au public. Si l’interprète compte parmi les invités réguliers de l’Orchestre symphonique de Montréal, on ne l’a pas entendu en récital ici depuis 1976, deux ans à peine après qu’il soit devenu le lauréat du premier Concours international Arthur Rubinstein. Incapable de trancher entre les deux, récital ou concert, il considère les expériences complémentaires. « Je pense que la musique pour piano est la chose la plus excitante du monde, explique-t-il lors d’une entrevue téléphonique, et elle représente un défi bien particulier, constitué à la fois d’une peur terrible combinée à la décharge d’être seul sur scène. Bien sûr, nous avons l’habitude de répéter seuls, mais quand vous êtes sur scène avec un orchestre, vous êtes avec plusieurs amis, une conversation s’établit avec vos collègues. »

Manny admet se sentir très nerveux avant d’entrer en scène, sensation diffuse qui continue parfois de l’habiter, même une fois enveloppé par la musique. « Le travail régulier compte évidemment, mais vous devez aussi intégrer à votre horaire le repos, faire les gestes nécessaires pour qu’à 20 heures, peu importe le soir et le lieu, vous soyez à votre meilleur. En concert, je ne prends jamais les choses à la légère. J’aimerais être plus détendu, mais c’est un des aspects sur lesquels je travaille, afin que la nervosité ne m’empêche pas d’offrir la meilleure prestation possible. Idéalement, la réaction du public me confirmera que la musique jouée est belle, riche, que le compositeur nous aura touchés. Si le public le ressent, j’aurai fait du bon travail ! »

Même s’il a franchi il y a quelques années le cap de la soixantaine et pourrait songer à ralentir la cadence, Emanuel Ax n’a aucunement l’impression d’être parvenu à un sommet et continue de travailler du nouveau répertoire (il se consacre depuis quelque temps aux partitas de Bach et aux sonates de Schubert, compositeur qu’il présentera d’ailleurs à Montréal). « Je pense qu’il y a toujours place à l’amélioration dans tous les domaines et il me reste encore quelques années pour le faire. Nous sommes très chanceux de toujours travailler du matériel qui possède autant de facettes, si profond, dont vous n’aurez jamais fait le tour. Peu importe la partition sur laquelle vous travaillez, vous n’aurez jamais l’impression que vous en avez exploré tous les aspects possibles. Cela rend la chose d’autant plus excitante d’être pianiste. Même si vous avez souvent joué une œuvre comme le Quatrième Concerto pour piano de Beethoven – ce que je fais depuis 35 ans maintenant –, vous ne pouvez jamais prétendre avoir enfin compris chaque point de vue de l’œuvre. J’ai toujours l’impression qu’il y a encore cinquante autres façons de l’aborder, de la ressentir, et j’ai hâte de passer les deux prochaines années de ma vie à y travailler ! J’estime que nous sommes privilégiés de pouvoir le faire. La pièce existe seulement si vous la jouez. Bien sûr, il en existe une version papier, mais celle-ci n’est pas vraiment la pièce. Elle devient réelle quand vous la traduisez en sons. Par conséquent, chaque concert peut – et devrait – être différent. Ceux qui vont souvent au concert réagissent différemment chaque fois qu’ils entendront cette musique, ils ne penseront jamais : “J’ai entendu le Concerto de Beethoven la semaine dernière, je ne l’écouterai plus jamais !” Chaque fois que vous l’entendez, c’est une nouvelle expérience. »

S’il juge essentiels les enregistrements, il les perçoit comme des incitations à apprécier l’œuvre en salle : « Je pense que les concerts sont fantastiques, aussi bien pour l’interprète que l’auditeur. Bien sûr, tout le monde aime posséder un superbe enregistrement d’une œuvre, mais vous souhaitez aussi entendre cette personne en concert. » Il établit un parallèle avec les groupes rock ou les événements sportifs qui continuent d’attirer les foules. « Si je peux entendre un grand pianiste sur disque – il y en a tant ! –, disons les sonates de Beethoven de Murray Perahia, cela ne veut en aucun cas dire que je ne me déplacerai pas pour l’écouter. Au contraire, ce serait plutôt : “J’ai le disque et j’ai hâte de voir ce qu’il fera sur scène !” »

Conscient du pessimisme qui semble teinter l’univers de la musique classique, Emanuel Ax refuse néanmoins de baisser les bras. « Je ne prétends pas posséder une vue d’ensemble et je peux uniquement parler à titre personnel, en tant qu’interprète, en observateur, mais je suis en désaccord avec cette impression générale. Je pense que plusieurs personnes aiment le genre de musique que nous jouons, mais que tout est devenu scindé. Vous vous souviendrez peut-être du temps où nous n’avions que trois chaînes de télévision et non 500. Je pense qu’aujourd’hui, les gens peuvent se divertir, apprendre de tant de façons, et nous devons accepter le fait que la musique classique ne peut pas par exemple entrer en concurrence avec un film comme Titanic. Cela ne fonctionnera jamais de cette façon, mais il y a encore tant de gens qui s’intéressent à la musique classique, qui l’aiment, et je pense que cela n’a rien à voir avec un statut socioéconomique, sauf peut-être lorsque l’on songe au prix de certains billets. De fait, si les billets sont très dispendieux, il est normal que ce soit des gens plus âgés qui les achètent. Si nous réussissons à proposer des solutions pour rendre le tout financièrement acceptable, je pense que plus de jeunes viendront. Certains interprètes actuels font des efforts formidables pour combler le fossé entre le côté impulsif de la musique populaire et la pensée tour d’ivoire du classique, tels que Yo-Yo Ma, Simon Rattle et Lang Lang. Plusieurs écoles et conservatoires réalisent que, pour un artiste d’aujourd’hui, ce n’est plus suffisant de jouer de façon brillante, et il faut explorer les divers talents des musiciens, qu’ils soient amusants, charismatiques. Je pense que la jeune génération rendra ce monde meilleur pour nous tous, et cela me remplit d’optimisme. »

Société Pro Musica, 14 février, 19 h. www.promusica.qc.ca

Son programme de récital

Si Emanuel Ax a abordé la musique de chambre de Schubert à plusieurs reprises au fil des ans, il ne s’est penché que récemment sur ses sonates et impromptus, avec une révérence mêlée d’une certaine crainte : « La musique de Schubert est merveilleuse et vous ne pouvez jamais la ruiner entièrement. » Il a conçu son récital comme un triptyque, qui comprend l’immense Sonate en si bémol et la radieuse Sonate en la majeur, op. 120, les Impromptus op. 142 en ouverture de programme devenant eux-mêmes une grande sonate, composée de mouvements extérieurs en fa mineur, complétée par deux séries de variations en son centre.

« J’ai toujours adoré la Sonate opus 120, explique le pianiste. Elle est incroyablement parfaite et magnifique; malheureusement, je la trouve également très difficile. L’une des choses que je découvre en jouant Schubert – constat que j’avais déjà fait d’une certaine façon en abordant les trios – est qu’il n’était pas un pianiste aussi remarquable que Beethoven ou Mozart. Plusieurs passages ne semblent pas très difficiles à l’écoute, mais le sont en réalité. On ne peut pas se fier aux prouesses pianistiques, contrairement à Beethoven qui, quand il intègre un passage très difficile, se débrouille pour que les gens le comprennent. Avec Schubert, très souvent, vous n’avez pas cette chance. La musique est charmante, mélodieuse, un baume pour l’oreille, mais pianistiquement, même si elle ne paraît jamais difficile, elle est impossible. Voilà ce que je dois combattre la plupart du temps !

« Je crois que, d’une certaine façon, si vous souhaitez comparer deux géants, la différence essentielle entre Schubert et Beethoven – compositeur que Schubert admirait beaucoup – me semble que, avec Beethoven, vous êtes toujours parfaitement conscient du temps, du temps qui passe, dont les choses ont besoin pour se dérouler. Avec Schubert, c’est tout à fait l’opposé. Si vous écoutez une interprétation idéale de la Sonate en si bémol, vous ne pouvez pas dire si celle-ci a duré cinq minutes ou une heure. La musique s’arrête, reprend, vous vous y perdez et n’avez aucune idée du temps écoulé. Si je peux transmettre une parcelle de cela dans mon interprétation, je serai sur la bonne voie. »



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