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La Scena Musicale - Vol. 16, No. 5

Tradition & modernité : le Quatuor en sol mineur de Debussy

Par René Bricault / 4 février 2011


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Composé en 1893, le Quatuor en sol mineur de Debussy se présente à la postérité comme un moment charnière dans l’évolution du style du maître français. Dernière œuvre importante créée avant le révolutionnaire Prélude à l’après-midi d’un faune, elle annonce de nombreuses nouveautés musicales malgré son apparence plus que typique de la fin du ¬romantisme en France. C’est ce mélange de tradition et de modernité que nous proposons au lecteur d’étudier rapidement.

L’aspect le plus traditionnel du quatuor est sans doute sa forme. En quatre mouvements, on reconnaît une structure sonate bithématique dans le premier mouvement, un second mouvement « Assez vif et bien rythmé » suivi d’un troisième mouvement lent (inversion de l’ordre habituel, comme il arrive souvent lorsque le mouvement final se veut plus ¬imposant), et ledit mouvement final « Très mouvementé » (précédé d’une section plus modérée). Le langage se veut lui aussi, du moins à première vue, un digne représentant de son époque, et se caractérise par un sens tonal quelque peu affaibli par les altérations chromatiques et les modulations éloignées. Mentionnons également l’utilisation de la « forme cyclique » franckiste, avec ses nombreux rappels thématiques d’un mouvement à l’autre.

Par contre, une analyse plus approfondie révèle une liberté extrême du déploiement sonore malgré les contraintes précédemment mentionnées. Le premier mouvement, p. ex., regorge de motifs mélodiques secondaires et de passages transitoires; tellement, en fait, que le compositeur réussit par leur entremise à éliminer toute « évidence » dans les points de repère formels. Le mouvement a ceci d’intéressant qu’il débute presque comme un rondo : A-B-A-C-A(très bref rappel au violoncelle, mesure 61)-D-A. La suite nous montre que D était en fait le second thème (mesure 63), puisqu’il dominera le début du développement. Ce dernier finira par juxtaposer les deux thèmes avant une réexposition (elle-même librement développée) et une coda très dynamique en 6/4.

Debussy s’amuse avec le jeu cyclique dans les mouvements suivants, en donnant au motif principal du second mouvement une allure presque identique à celui du premier mouvement. Nous pourrions même supposer, vu l’importance qu’a le motif du second mouvement dans l’ensemble de l’œuvre, qu’il s’agit du « thème principal » du quatuor, modifié au premier mouvement pour une plus franche orientation tonale et une plus grande continuité mélodique. Comparez les motifs initiaux :

Le compositeur en profitera pour progressivement déconstruire son thème (plutôt que de le développer comme dans le premier ¬mouvement) : intégration aux commentaires en pizzicato (amorcée peu après le début du ¬mouvement, achevée à la mesure 148), ¬augmentation (à partir de la mesure 56), rythme irrégulier (à partir de la mesure 112), etc. Nous pouvons voir, dans ce mouvement, tout le génie de la conception musicale debussyste : l’inversion des mouvements centraux ne s’explique plus seulement par le besoin d’équilibre avec le finale, mais aussi par le souci de s’émanciper du joug thématique avant le mouvement lent (ne se référant au thème principal que de façon indirecte, comme une vague réminiscence, à partir de sa mesure 48). De plus, l’exercice de déconstruction thématique du second mouvement ne s’opère pas seulement du point de vue mélodique, mais aussi harmonique (ambiguïté modale), métrique (avec, entre autres, des passages en 15/8, subdivisé en 9/8 + 6/8) et instrumental (utilisation inhabituellement généreuse du pizzicato).

Si les deux premiers mouvements poussent l’art de la modulation à ses limites (incertitude presque constante durant le développement du premier, avec des armures allant de un bémol à six dièses; modulation de sol majeur à mi bémol majeur dans le second), la tonalité du troisième mouvement (ré bémol majeur), à distance de triton de la tonique principale, justifie encore une fois l’inversion des mouvements centraux. D’autant plus que le finale débutera sur cette même tonalité, en tempo modéré introductif, avant de retourner à la tonique à un tempo « Très mouvementé » ¬(cohérence entre tempi et tonalités contrastants). En guise de contrepartie aux pizzicati clairs et francs du second mouvement, le troisième fera largement usage de la sourdine, stimulant une sensation accrue d’éloignement face au repère thématique – annonçant l’affection future de Debussy pour les couleurs instrumentales « fonctionnelles ».

Par-delà l’analyse, il faut tout de même rappeler au lecteur ce qui constitue l’essence de la personnalité musicale debussyste : un heureux mariage entre l’esprit français ¬(élégance de la conception, raffinement du langage, mélange paradoxal de sensualité et d’intellectualisme) et un plaisir dans la libre création des plus évidents. Sans encore plonger dans ce qui deviendra l’impressionnisme musical, son Quatuor en sol mineur n’en demeure pas moins impossible à attribuer à qui que ce soit d’autre.

L'œuvre sera présentée dans le cadre de la série Tableaux en musique, au Musée des Beaux-Arts de Montréal, le 4 février. www.mbam.qc.ca


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