Jean-Guihen Queyras et les suites de Bach : voyage au bout de soi Par Lucie Renaud
/ 1 décembre 2010
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Soliste recherché consacré aux Victoires
de la musique classique en 2008, chambriste passionné qui croit essentiel
d’entretenir des liens de respect, d’admiration et d’amitié avec
ses partenaires, le violoncelliste Jean-Guihen Queyras demeure l’un
des instrumentistes les plus éclectiques de la scène internationale.
Longtemps membre de l’Ensemble Intercontemporain – Boulez le choisira
d’ailleurs pour recevoir le Toronto Glenn Gould Protégé Prize en
novembre 2002 –, il joue également sur instruments anciens, notamment
avec le Concerto Köln. Citoyen du monde, il sillonne Europe, Amérique
ou Asie. Né à Rock Forest, il a passé les cinq premières années
de sa vie au Québec avant d’amorcer ses études de violoncelle en
sol français et se spécialiser en Allemagne. Jusqu’à fin de la
saison 2011-2012, il est artiste en résidence de l’Ensemble Resonanz
de Hambourg, ensemble avec lequel il se produira aussi bien à Cologne
et Vienne qu’à Paris et Amsterdam. Quand il n’est pas sur la route,
il enseigne à la Musikhochshule de Stuttgart ou tente la difficile
conciliation travail, passion et famille. Au disque, les critiques ont
porté aux nues aussi bien son enregistrement de l’Arpeggione
avec le pianiste Alexandre Tharaud et ses collaborations avec le quatuor
Arcanto que ses interprétations des concertos de Haydn, Dvor*ák, Ligeti
ou des suites pour violoncelle de Bach, pierre angulaire du répertoire
qu*il donnera en récital le 8 décembre prochain à Montréal.
« Bien sûr, chaque suite se suffit
à elle-même, mais quand on joue les six, c*est un peu comme écouter
un opéra de Wagner, avec six tableaux très différents, qui possèdent
chacun leur univers, leur atmosphère propres, explique-t-il en entrevue.
Avec un seul instrument, il faut savoir créer. En tant qu’interprète
– et c’est fantastique pour moi –, j’ai la responsabilité d’oser
des contrastes et d’aller vraiment très loin dans les couleurs et
la gestion du temps. » Il ne souhaite surtout par restituer l’essentiel
de son intégrale, référence depuis sa parution chez harmonia mundi
il y a trois ans : « Je vis pour l’expérience, l’échange du concert.
J’aime m’abandonner, partir dans l’inconnu, me dire que le concert
de ce soir-là sera quelque chose qui n’aura encore jamais eu lieu.
Je pense que l’interprétation évolue toujours, mais je ne saurais
être à même de juger de son degré qui, je pense, se fait presque
à mon corps défendant. Pour moi, l’essentiel est que chaque concert
soit un moment particulier et qu’il vive vraiment. Avant de monter
sur scène, j’essaie de remettre mes priorités en ordre. Je pense
à mon public et je me dis : “Eux aussi partagent mon besoin de vivre
la musique, de plonger dans ces univers exceptionnels que nous offrent
les grands génies de la musique.” Je me mets la barre très haute,
car il faut réaliser que, lorsque nous allons sur scène, nous sommes
aussi des instrumentistes qui se préoccupent de mettre les doigts au
bon endroit et s’assurent que la production du son est satisfaisante.
Être à la fois artisan et artiste demeure un aspect passionnant de
notre métier. Nous sommes toujours dans un travail d’équilibre,
entre l’idéal et l’incarnation de cet idéal. Avec des moyens très
pauvres, le musicien a le devoir d’aller explorer des univers assez
immenses. »
Même s’il fréquente les suites de
Bach depuis l’enfance, l’interprète les perçoit comme une œuvre
en constante mutation. « Ce qui me fascine dans ce projet des six suites,
c’est le grand voyage que nous faisons à travers les tableaux. En
tant que violoncellistes, les suites nous accompagneront toute notre
vie. Selon là où nous nous trouvons dans notre vie et selon ce que
nous ressentons, nous aurons plus d’affinités avec certaines des
suites, en fonction de ce qu’elles expriment. Par exemple, le prélude
de la Sixième Suite est une espèce d’hymne à la joie de
vivre. Avec la sarabande de la Cinquième Suite, nous sommes
à la limite de l’existence, il n’y a presque plus rien, tout semble
décharné, nous ne saisissons plus les harmonies, nous sommes dans
le métaphysique. Pendant longtemps, la Cinquième Suite a été
l’une de mes favorites; j’aimais me plonger dans ses recoins sombres.
J’ai eu des moments extraordinaires avec la Troisième, la
plus joviale, ou la Deuxième, la plus mélancolique. En ce moment,
je perçois une ouverture au bonheur dans la Sixième.
»
Jugeant les clivages entre époques inutilement
réducteurs, il reste conscient que les pages musicales qu’il aborde
sont liées entre elles. « Quand je joue Bach, je sais que mon interprétation
est imprégnée des recherches que j’ai faites dans la musique de
Lachenmann, de Boulez ou de Ligeti. Inversement, quand je joue une œuvre
contemporaine, elle doit posséder une forme classique. J’irais même
un peu plus loin : la musique contemporaine m’a permis de trouver
ma liberté d’interprétation du répertoire classique. Le travail
quotidien avec des compositeurs, voir ce dont ils ont besoin, c’est-à-dire
d’un interprète qui se plonge d’une manière extrêmement sérieuse
et pointue dans le texte, en extrait toutes les informations possibles,
mais ensuite les fait siennes et met toute son âme et sa personne dans
la musique, cela a transformé ma vision de l’interprétation. Les
compositeurs eux-mêmes vous le diront : ils ne veulent pas d’un interprète
qui restitue une partition d’une manière objective. L’objectivité
va à l’encontre de la création artistique, empêche l’œuvre de
vivre. »
Festival Bach, 8 décembre 2010. www.festivalbachmontreal.com
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