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La Scena Musicale - Vol. 16, No. 4 décembre 2010

La disposition des registres vocaux dans le Magnificat de Bach

Par René Bricault / 1 décembre 2010


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Le Magnificat bien connu de Bach, en majeur (BWV 243), est en fait la réécriture d’une œuvre d’abord pensée en mi bémol majeur (BWV 243a) et datant d’une dizaine d’années plus tôt. Si le Magnificat est si souvent joué à Noël, c’est que la version en mi bémol avait initialement été prévue pour les Vêpres de cette fête, comme en témoignaient les quatre textes de Noël pour chœur (laudes) interpolés alors au sein du cantique marial. (Notons au passage qu’il s’agit d’un des rares textes latins mis en musique par le compositeur.) Pour assurer une utilisation plus fréquente de l’œuvre, Bach en a modifié l’orchestration, éliminé les laudes et transposé le tout en pour faciliter le jeu et rehausser l’éclat des trompettes.

Bach a opté pour une écriture vocale à cinq voix – donc chœur mixte constitué de deux parties de sopranos, alto, ténor et basse, en plus d’un(e) soliste par partie. Il va donc de soi qu’un problème s’impose au compositeur dès le début du processus créatif : celui de bien disposer le tout. Synthèse de considérations pratiques, logiques et musicales, les choix de Bach méritent qu’on s’y attarde. En effet, ces choix offrent d’excellentes leçons sur l’art du compromis entre les exigences du texte, le souci de variété du timbre et les contraintes de la grande forme.

Certaines desdites contraintes sont d’une telle force qu’elles entraînent des décisions pour ainsi dire automatiques. C’est notamment le cas des première (Magnificat anima mea Dominum) et dernière (Gloria Patri) parties, dont l’importance musicale de la position les rendent tout indiquées pour le tutti choral – d’autant plus que le maître a visiblement voulu donner un ton triomphal à son œuvre, malgré les nombreuses parties plus introspectives. Les trois autres parties réservées au chœur trouvent leur justification dans leur texte : le Omnes generationes (soit l’écho des derniers mots de la précédente Quia respexit humilitatem) parle « de génération en génération », le Fecit potentiam réfère explicitement à la puissance divine, et le Sicut locotus est, avant-dernière partie, adopte un ton (et ce, à l’instar des première et dernière parties) fort général (en parlant même de nos pères), et s’avère donc mieux servi par le chœur complet.

Une autre partie du texte, la troisième, exige un traitement spécial : le Quia respexit humilitatem précédemment mentionné. C’est sans doute la partie du cantique de la Vierge le plus clairement personnel, dans laquelle cette dernière se réfère à elle-même en tant qu’humble servante de Dieu. Aucune surprise alors de constater que Bach réserve cette partie au premier soprano, timbre aérien et féminin par excellence.

Ce n’est qu’une fois ces premières considérations prises en compte que le travail de disposition des registres vocaux devient vraiment instructif. Si nous savons que les première et troisième parties font appel respectivement au chœur et au premier soprano, il faut réfléchir au meilleur choix pour la seconde, Et exsultavit spiritus meus. L’idée du compositeur de la laisser au soprano 2 est sensée, dans la mesure où le texte développe l’idée de la première partie. En optant pour un registre similaire à la troisième, Bach réussit un subtil effet de transition. De plus, le ton joyeux et léger de cette partie sert aussi de transition musicale entre le ton emphatique de la première et la douloureuse douceur de la troisième.

Il s’agit maintenant d’introduire les autres solistes avec autant de cohérence. L’air suivant le commentaire choral de la troisième partie sera judicieusement donné à la basse, non seulement pour apporter un contraste fort heureux après l’utilisation exclusive des chœurs et soprano jusqu’à maintenant, mais aussi pour détacher l’emprise symbolique de la Vierge dans le discours et rendre ainsi ce dernier plus universel. C’est un peu comme si un véritable « narrateur » (le compositeur lui-même, peut-être ?) entrait en scène, un peu à l’instar des Passions du maître. Il faut dire que la relative bonhomie du numéro musical, assez typique pour les airs de basse, arrive à point nommé…

La partie suivante, Et misericordia, en parlant de la miséricorde divine d’âge en âge (ou de génération en génération), offre à Bach l’opportunité conceptuelle d’introduire un duo entre alto et ténor, soit les deux voix solistes des prochaines parties (après le Fecit potentiam choral). Il ne reste donc plus que le Suscepit Israel, cette fois laissé au trio des deux sopranos et de l’alto, penchant aigu des précédents registres grave et médian, transition vers les deux chœurs finaux et lien symétrique avec le début de l’œuvre.

Récapitulons maintenant sous forme de tableau :
Magnificat anima mea Dominum : chœur
Et exsultavit spiritus meus : soprano 2
Quia respexit humilitatem : soprano 1
Omnes generationes : chœur
Quia fecit mihi magna : basse
Et misericordia : alto et ténor
Fecit potentiam : chœur
Deposuit potentes : ténor
Esurientes implevit bonis : alto
Suscepit Israel : sopranos 1 et 2, alto
Sicut locotus est : chœur
Gloria Patri : chœur

Outre la cohérence émanant des rapports texte/musique ou des exigences purement musicales dont nous avons déjà parlé, nous constatons également une forte cohérence formelle dans cette disposition des registres. En effet, le tout se divise en quatre sections de trois parties égales (chœur, solo, solo), avec distribution progressive de duo et trio (aux seconde et quatrième sections) pour maximiser la variété, et dont la quatrième section inverse la distribution chœur/soli par souci de symétrie globale. Cette symétrie se renforce d’ailleurs par un Gloria Patri reprenant le matériau thématique du Magnificat introductif. Certains analystes préfèrent subdiviser le tout en trois parties asymétriques commençant par un solo et se terminant par un commentaire choral (avec ajout à la forme globale de chœurs introductif et conclusif), et le lien essentiel entre Quia respexit humilitatem et Omnes generationes leur fournit effectivement un puissant argument. D’un autre côté, notre subdivision, en plus de ses qualités de symétrie, relie entre elles un plus grand nombre de parties complémentaires du texte : les deux premières (exaltation de l’âme) et celles des troisième (puissance divine) et quatrième (rappels bibliques) sections complètes.


Orchestre métropolitain, 2 décembre 2010


(c) La Scena Musicale 2002